Emile Zola
pauvres hères, appartenant d'ordinaire aux classes illettrées et peu intellectuelles, livrés par les hôpitaux, et dont on ignorait les antécédents, les facultés, l'existence.
Broca était le président de cette société, qui existe encore et dont je fais partie, sans toutefois être pressé de lui fournir un prochain sujet d'études. Les principaux membres de l'Association étaient Louis Asseline, docteur Coudereau, Abel Hovelacque, Issaurat, Sigismond Lacroix, Yves Guyot. Ce dernier dirigeait le Bien public. Émile Zola, déjà critique dramatique à ce journal, en rapport avec les mutualistes de l'Autopsie, ayant annoncé l'achèvement d'un nouvel ouvrage, où la névrose ancestrale était étudiée dans ses manifestations perverses et morbides, surexcitées par l'alcoolisme, fut encouragé, appuyé par le groupe. Malgré quelques hésitations suggérées par des crudités de style, Yves Guyot eut le courage, car c'en était un pour l'époque, de donner en feuilleton l'Assommoir dans le Bien public.
Composé à Saint-Aubin, au bord de la mer, dans l'été de 1875, il parut en 1876. Ce fut une louable tentative littéraire, une fâcheuse opération financière, pour le journal que M. Menier, le bon chocolatier, subventionnait.
L'Assommoir avait été payé dix mille francs à l'auteur, pour sa publication en feuilleton. Non seulement le tirage ne monta pas, mais, sous l'avalanche des lettres d'injures et la grêle des menaces de désabonnement, il fallut battre en retraite. On coupa court. Pareille mésaventure était déjà survenue à l'auteur, pour la Curée. Il supporta l'amputation avec son habituelle énergie.
L'Assommoir fut transporté dans une petite revue littéraire, la République des Lettres, que dirigeait Catulle Mendès, le poète parnassien, aux oeuvres plutôt raffinées, et dont les préoccupations artistiques, comme les tendances littéraires, semblaient si distantes des théories du naturalisme, et d'ouvrages comme les Rougon-Macquart. Il était, cependant, grand admirateur de Zola. La Faute de l'abbé Mouret, avec son Paradou, l'avait enthousiasmé. Cet accueil, fait à un auteur et à un ouvrage aussi fougueusement «naturaliste» par un écrivain et par une publication se recommandant de Victor Hugo, démontre combien, malgré ses protestations et ses théories, Zola était considéré comme un romantique, comme un poète.
La presse fut moins tendre. Des articles indignés parurent. Les journalistes vertueux dénoncèrent l'Assommoir comme immoral, les publicistes solennels, courtisans populaires, affirmèrent que le corps électoral était insulté dans l'une de ses forces les plus utiles à flatter, la masse ouvrière urbaine. Les petits journaux, les revues de cafés-concerts, les feuilles illustrées, chansonnèrent, raillèrent, exagérèrent. A force de persuader au public que l'Assommoir était un livre excessivement «cochon», le traditionnel pourceau que toute gaine humaine passe pour contenir endormi, s'éveilla, et le succès devint énorme. Bien qu'au fond il n'y ait rien de folichon dans le sombre tableau de la misère ouvrière, et dans la description des déchéances morales et physiques de l'homme et de la femme, happés par l'engrenage de l'ivrognerie, la réclame-outrage porta. L'épithète de pornographe lancée resta, et attira. La maîtrise de l'auteur, sa puissance de vision et son art d'évocation furent révélés à des milliers de lecteurs, qui, sans le tapage fait autour de l'Assommoir, n'auraient probablement jamais eu l'idée d'ouvrir ce roman, ni les ouvrages qui l'avaient précédé.
Grâce à cette fausse réputation d'auteur licencieux, Zola devint en quelques jours le romancier le plus connu, le plus acheté aussi. On rechercha ses premiers volumes, et ceux-ci, à la remorque de l'Assommoir, furent emportés vers le succès.
L'Assommoir est demeuré comme exceptionnel dans l'oeuvre de Zola. Les moeurs populaires y sont peintes avec une vigueur touchant à la brutalité, qui empoigne et qui émeut. Les uns éprouvent de l'indignation, d'autres du dégoût, quelques-uns de la pitié. Nul lecteur ne saurait demeurer indifférent devant une page de ce livre extraordinaire.
La facture en est également à part. Soit que Coupeau, Gervaise ou Mes-Bottes emploient le langage direct, soit que le romancier, en style indirect, raconte et explique leur existence, leurs actes, leurs sentiments, leurs passions, le vocabulaire est celui de l'atelier, du
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