Emile Zola
comptoir, de la rue. Ce n'est pas l'argot classique, le bigorne des chansons du temps de Gaultier-Garguille, ni le «jars» d'Eugène Sue «dévidé» dans les Mystères de Paris, mais plutôt la langue verte, le parler trivial des ateliers et des cabarets. L'auteur a écrit comme les ouvriers ont l'habitude de «jacter». Il a dû, pour substituer à sa langue littéraire ce parler, faire un effort de linguistique.
Je crois que la Chanson des Gueux, de Jean Richepin, parue un peu avant l'Assommoir, l'aura excité à user de ces vocables pittoresques et colorés, qui forment le fond de la langue du peuple parisien. Cette curieuse adaptation de l'idiome populaire à une oeuvre de littérateur ne s'est pas effectuée sans travail. On sent, ici et là, que l'auteur a péniblement fait son thème.
Il devait penser, dans la langue très littéraire, souvent poétique, qui était la sienne, qu'il employait en ses romans précédents, et il mettait ensuite en «faubourien» les mots et les tournures de son langage usuel. Ainsi, et cet exemple, pris entre mille, démontrera le mécanisme du procédé, dont il ne parut s'aviser qu'après réflexion, car les deux premiers chapitres de l'Assommoir ne sont pas écrits en style argotique : à un endroit du roman, il s'agit de montrer Coupeau déambulant, l'air crâne, disposé à rire, à s'amuser, avec des camarades qu'il précède. Ceci pourrait se dire simplement ainsi. Zola transpose argotiquement la phrase ordinaire et écrit : «Coupeau marchait en avant, avec l'air esbrouffeur d'un citoyen qui se sent d'attaque...»
Cette déformation du langage correct et littéraire est d'un usage fréquent au théâtre. C'est ce qu'on appelle patoiser. Il y a des exemples classiques et fameux de ce procédé. Molière y eut recours dans deux ou trois pièces. Les comiques secondaires, les auteurs poissards, les membres du Caveau en ont abusé. Les paysans d'opéra-comique, depuis Sedaine jusqu'à Scribe, s'exprimaient presque obligatoirement dans ce patois.
Désaugiers, Émile Debraux, Frédéric Bérat, ont également employé ce vocabulaire destiné à donner l'illusion de la réalité. Aujourd'hui encore, dans les revues, dans les farces militaires et dans les drames, où il y a des bergers, des campagnards, des filles de ferme et des servantes d'auberge, les auteurs les font patoiser, pour donner, pensent-ils, plus de vraisemblance au milieu. Des paroliers populaires, ou plutôt populaciers, comme Charles Colmance, l'auteur du P'tit Bleu, d'Ohé ! les Petits Agneaux, et les chansonniers montmartrois, Aristide Bruant, Jules Jouy, de Bercy, Yann' Nibor, Botrel, ont employé tour à tour l'argot des souteneurs et le parler naïf des matelots et des pêcheurs de Bretagne.
Enfin, dans le roman, il existe un très curieux récit, antérieur de plusieurs années au livre de Zola, le Chevrier de Ferdinand Fabre, où l'auteur prête à son Eran de Soulaget, à son Hospitalière et aux autres personnages du Rouergue qu'il met en scène, un idiome bâtard, mi-littéraire et mi-rustique, qui donne de la saveur agreste à l'ouvrage.
Zola a voulu communiquer l'impression frappante de la vie, en faisant parler l'argot à ses faubouriens. On peut contester qu'il ait réussi.
C'est une réalité factice et un langage convenu qu'il nous donne. Il y a forcément une convention du langage, au théâtre comme dans le livre ; et, dans toute oeuvre de littérature, les personnages ne dialoguent pas du tout comme ils le feraient dans la vie réelle. Ils n'expriment que les sentiments, les passions, les faits qu'il est intéressant de connaître, et l'auteur traduit, avec son style propre, mais avec le dictionnaire courant, avec la grammaire ordinaire, ce qu'ils ont pensé, ce qu'ils ont à dire. Quand, au lieu du dialogue, l'auteur emploie le style indirect, quand il analyse et décrit les sensations, les idées de ces mêmes personnages, il le fait avec une correction et une minutieuse analyse qui le dénoncent à chaque ligne.
Il est impossible que la convention ne régisse pas l'expression dans toute oeuvre, romanesque ou théâtrale. Si vous mettez un Anglais, un Africain, un Japonais à la scène, vous supposez, et le public admet avec vous, que cet exotique connaît notre langue. Schiller a fait Jeanne d'Arc s'exprimer en bon allemand, bien qu'il soit contraire à la vraisemblance historique que l'héroïne lorraine ait pu parler l'idiome germanique.
Elle l'ignorait. Quand un romancier
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