Emile Zola
des brutes. Bibi-la-Grillade, Mes-Bottes, Bazouge, voilà des êtres indignes, abrutis par la fréquentation de l'assommoir du père Colombe ; tous sont happés par la machine à saouler et pas un n'échappe au monstre. L'auteur n'a fait d'exception que pour deux des comparses de son drame : Lantier et Goujet. Ceux-là seuls ne sont pas des pochards. Mais ces sobres héros sont, l'un méprisable et l'autre ridicule. Exceptionnellement aussi, l'auteur a donné des opinions politiques au souteneur : il est républicain. Grand merci pour la République de cette recrue !
Ici, une critique s'impose : si l'Assommoir était une vaste fresque ouvrière, brossée d'après nature, à larges touches, avec crudité, et d'un pinceau brutal, souvent, mais peinte aussi en pleine pâte de vérité ; si les modèles avaient été observés dans toute leur réalité, l'artiste n'eût pas manqué de donner une place, et au premier plan, à ces ouvriers parisiens si connus, si répandus : le vieux travailleur, à barbe grisonnante, ancien combattant de 48, plein des souvenirs de la barricade, évoquant les journées tragiques de juin, l'émeute de la faim, maudissant Cavaignac, et narrant les atrocités commises par les petits «mobiles», féroces gamins, fils d'ouvriers défenseurs des bourgeois. Ce type existait alors, et très net, très accusé. Il manque.
A côté de lui, il eût fait figurer le socialiste rêveur et utopiste, ayant mal et trop lu Proudhon, énonçant de chimériques projets, construisant, avec des matériaux imaginaires, une cité future idéale et humanitaire, où seraient réalisés les plans fantaisistes des Cabet et des Considérant, fondateurs de fantastiques Icaries. Il eût aussi dessiné les silhouettes familières aux hommes de la génération qui assista à la chute de l'Empire, du jeune ouvrier froid, pincé, aux lèvres minces, lisant beaucoup, pérorant avec âpreté, n'allant au cabaret que pour y rencontrer des amis politiques, recherchant les postes de secrétaire ou de trésorier de groupes, organisant des cercles d'études sociales, et préparant, avec une flamme intérieure, révélée par l'éclat sombre des yeux, la lutte finale du prolétariat. Zola ne l'a ni vu, ni même connu, cet affilié à l'Internationale, futur délégué au comité central de la garde nationale, communard ardent, combattant du fort d'Issy ou délégué à une fonction quelconque, destiné, s'il échappait à la fusillade, aux avant-postes, au massacre du Père-Lachaise ou à l'exécution sommaire de la caserne Lobau, à être déporté en Calédonie. L'ouvrier politicien, le socialiste doctrinaire et le militant révolutionnaire absents, la représentation de la vie ouvrière se trouve incomplète et l'Assommoir n'est qu'une ébauche inexacte des moeurs et des passions de la population parisienne. Et l'estaminet clos, aux carreaux brouillés, le lupanar-café dont le numéro géant flamboyait autrefois, sur les boulevards extérieurs, à Monceau, la Patte de chat, à Rochechouart, le Perroquet gris, et ainsi de suite à la file, raccrochant au passage, les samedis de paie, l'ouvrier rentrant des Ternes à la Villette. Zola complètement l'a négligé, oublié.
C'est pourtant, comme le cabaret, un des endroits démoralisateur de la classe ouvrière.
Lantier est un personnage flou, vague, impersonnel sans être typique, dessiné de chic, d'après le Jupillon de Germinie Lacerteux. En lui donnant des idées et des préoccupations politiques, Zola a encore commis une erreur, et ajouté à l'inexactitude du tableau. Presque tous les ouvriers, à l'époque où se place le drame de l'Assommoir, s'occupaient de politique, et étaient ouvertement hostiles au gouvernement impérial.
Les votes des circonscriptions populaires en font la preuve. Malgré la pression administrative formidable et la puissance de la candidature officielle, les ouvriers de Paris nommaient alors députés : Jules Favre, Émile Ollivier, Ernest Picard, Garnier Pages, Darimon, les fameux Cinq, puis bientôt Jules Simon, Pelletan, Bancel, enfin Rochefort et Gambetta. Ceci prouvait la force de l'opinion démocratique et opposante dans les faubourgs. Ce n'étaient pas les seuls souteneurs qui battaient, avec des majorités écrasantes, les candidats du gouvernement. Bien au contraire, ces êtres à part dans la société, vivant comme en dehors de la population, dont ils ne partageaient ni les labeurs, ni les soucis, ni les préoccupations,
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