Emile Zola
étaient, en grande majorité, indifférents à tout ce qui se rapportait à la politique et aux affaires publiques. N'étant pas électeurs et sans domiciles stables, ils se désintéressaient des opinions et des luttes. Si, par hasard, ils témoignaient d'une préférence gouvernementale, c'était en faveur du régime existant : ayant pour principe de ne pas se mettre mal, sans nécessité, avec les autorités.
Au moment des désordres provoqués dans la rue par la police, à la fin de l'Empire, ce furent les souteneurs, descendus de Ménilmontant, qui formèrent les contingents des fameuses Blouses Blanches : Lantier, certainement, se fût trouvé parmi eux. Ajoutons que ce personnage, le vagabond spécial, comme on dit aujourd'hui en termes judiciaires, assez facile à se représenter, et dont les exemplaires sont fort nombreux sous nos yeux, n'est pas non plus exactement observé, ni pris dans la réalité. Lantier, c'est l'homme qui débauche une femme mariée, établie, et qui l'entraîne à la ruine, à la déchéance, à la mort. C'est un traître de mélo. Ce n'est pas l'un de ces pourvoyeurs qui pullulent aux abords des ateliers, des magasins, des gares. Ils guettent les jeunes filles coquettes et frivoles, les provinciales venant à Paris, à la suite de couches, les domestiques sans places, les femmes lâchées par un amant volage, et, quand ils se sont emparés de ces proies faciles, ils s'efforcent, en les cajolant, en les brutalisant aussi, de les «mettre au truc», c'est-à-dire de les envoyer sur le trottoir ramasser, dans la boue de l'amour vénal, les subsides nécessaires à leur entretien, à leurs plaisirs. Beaucoup sont les amants de filles d'amour leur rapportant le salaire ignominieux, le jour de sortie de la maison close. Lantier, bien qu'exploitant la tendresse de Gervaise, la poursuivant, la dominant, agit plutôt en amant ordinaire de femme mariée, et ce n'est pas du tout le don Juan du «tas», pilotant et rançonnant la malheureuse ouvrière d'amour, qu'il change fréquemment, et avec laquelle il ne mène nullement l'existence du ménage à trois. Zola nous a donné un souteneur romanesque, idéalisé, fictif, après Gervaise, poursuivant Mme Poisson, ou toute autre femme mariée ; les scombres du ruisseau ne le reconnaîtraient pas pour un des leurs.
Ils ne lui permettraient pas de frayer dans leur bande. Un «paillasson», tout au plus pour employer un des termes de leur langage, et non pas un vrai «marle».
Comme Lantier, le personnage sympathique Goujet, est incomplet et exceptionnel. C'est le seul honnête homme du livre. Un parfait imbécile, ah ! le sentencieux raseur et quel insupportable prêcheur. Zola avait un faible pour ce type, inventé par lui, de l'ouvrier prudhommesque et sentimental, pourvu de toutes les qualités du coeur, orné de tous les dons de l'esprit. On le retrouve dans plusieurs de ses romans. Ce Goujet, amoureux platonique et délicat de la chaude et ouverte Gervaise, et qui demeure toujours sur le seuil, hésitant et godiche, est introuvable dans les faubourgs. Pour avoir son modèle, il faudrait se reporter à l'époque où George Sand, cohabitant avec Pierre Leroux et s'imprégnant de son socialisme poétique, faisait s'adorer à distance les vicomtesses et les compagnons menuisiers, qui, entre autres singularités, avaient celle de n'avoir jamais donné de coups de varlope dans leur tablier d'innocence.
Zola, en ses années d'apprentissage littéraire, avait beaucoup trop lu George Sand, et il lui en était resté une propension à supposer, comme l'auteur du Meunier d'Angibault et du Compagnon du Tour de France, qu'il existait, dans la classe ouvrière, à côté de crapuleux fainéants et de grossiers ivrognes, des êtres sensibles, sentimentaux, fidèles amoureux jamais récompensés, de chevaleresques Amadis de l'usine ou du chantier, avec cela tout bourrés de belles phrases sur l'honneur, la vertu, le travail, qu'ils débitaient à leur belle, ahurie, nullement pâmée, dont les lèvres, à la fin, s'entr'ouvraient, non pour un baiser ni pour un soupir de désir et d'abandon, mais pour laisser filer un simple et logique bâillement.
Goujet, amoureux transi, est plus beau et plus bête que nature.
Mais, à côté de ces deux personnages vagues et irréels, quelle vie, quel relief l'auteur a su donner à ses deux figures du premier plan : Coupeau, Gervaise, et aux personnages plus en arrière, mais qui demeurent devant les yeux, dans
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