Emile Zola
médecins de leur honneur.
Pour réaliser cette saignée, qui doit, pense-t-il, guérir son honneur blessé et nettoyer la souillure, Roubaud se sert du moyen violent dont usa, au théâtre, le duc de Guise pour contraindre la duchesse à faire venir Saint-Mégrin : il commande à sa femme de donner rendez-vous au président.
Ce chaud lapin fourré d'hermine est à Paris. Il s'agit de l'attirer dans l'express du soir, là on lui fera son affaire. Séverine résiste. Elle ne veut pas donner ce rendez-vous de mort. Alors,
... cessant de parler, il lui prit la main, une petite main frêle d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression continue d'étau, jusqu'à la broyer. C'était sa volonté qui lui entrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L'ignorante qu'elle était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir. Instrument d'amour, instrument de mort.
Elle écrit donc, et voilà le président déjà à peu près sûr d'avoir son compte réglé à bref délai.
Cet aveu surpris, à propos d'une bague que Séverine portait continuellement à son doigt, qui ne devait par conséquent éveiller chez son mari ni questions, ni soupçon, cet homme découvrant qu'il a été cocu avant le mariage, et aussitôt combinant avec une dextérité d'assassin émérite, dans ses moindres détails, la vengeance qu'il projette, la contrainte mécanique à laquelle il a recours pour décider sa femme à devenir sa complice, tout cet ensemble dramatique est certainement entaché d'invraisemblance, mais il ne faut pas oublier que nous sommes en plein feuilleton criminel, et que les personnages sont des impulsifs, des inconscients, des êtres anormaux placés dans des circonstances exceptionnelles, de véritables héros de roman judiciaire.
Le crime est rendu avec une grande abondance d'effets d'horreur, et tout se passe dans les conditions ordinaires de ces tableaux farouches destinés à être affichés, peinturlurés, sur les murailles, afin d'attirer la clientèle de l'Ambigu. Le train file à toute vitesse, et l'heure du crime est proche. Naturellement, un témoin est là, embusqué dans l'ombre. Comme le solitaire fameux de d'Arlincourt, il voit tout, il entend tout, ce gaillard ayant bons yeux, bonnes oreilles, posté à point nommé, dans la nuit, sur le parcours de la ligne du Havre, au poteau kilométrique 153, juste à la minute où l'on balance, par la portière entr'ouverte d'un wagon de première, le corps de la victime :
Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit avec l'éblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d'une double ligne de flamme. Mais c'était une apparition en coup de foudre. Tout de suite les wagons se succédèrent ; les petites vitres carrées des portières, violemment éclairées, firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige de vitesse que l'oeil doutait ensuite des images entrevues. Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme qui en tenait un autre renversé sur la banquette, et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire, peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassiné.
Le tableau est saisissant. La vision intense. Nous ne chicanerons pas sur la difficulté que peut rencontrer un observateur, placé «devant la haie d'un chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face d'un pré,» c'est-à-dire dans un lieu bas, ou tout au moins de plain-pied, à découvrir, par une portière de wagon, un homme maintenu renversé sur une banquette.
Ce corps se trouve au-dessous de la ligne visuelle, et masqué par l'épaisseur du panneau n'ayant qu'un petit carreau comme chacun sait, il est donc à peu près invisible du dehors. Si l'on s'arrêtait à ces détails de vraisemblance, il serait difficile de faire constater, par les personnages nécessaires au dénouement, les péripéties d'un assassinat, dans les romans-feuilletons. L'essentiel est que l'effet d'horreur cherché ait été trouvé. Il l'a été. Ici, comme dans les scènes subséquentes de l'enquête
Weitere Kostenlose Bücher