Emile Zola
culpabilité, et ne s'en préoccupait pas plus qu'actuellement nous ne sommes impressionnés par le souvenir de condamnations récentes, prononcées contre des individus que les journaux nous ont signalés comme convaincus d'espionnage et qui furent ensuite frappés par les tribunaux compétents. Il faut se rappeler que, durant les trois années qui suivirent l'arrêt du conseil de guerre de 1894, on ne désignait dans les journaux de toutes opinions le condamné qu'en le qualifiant de «traître». On ne donnait de ses nouvelles que pour affirmer qu'il était toujours captif, et que, malgré certains bruits de bateaux frétés à dessein, et de gardiens soudoyés par la famille, peut-être par des membres importants de la communauté israélite, le prisonnier n'avait pu même risquer une tentative d'évasion.
Comment Zola fut-il acquis à la cause de ce condamné, dont la femme et le frère, Mathieu Dreyfus, poursuivaient la réhabilitation avec un dévouement et une conviction inébranlables, faisant secrètement une lente et active propagande ?
Il reçut probablement, comme moi, comme plusieurs journalistes et écrivains, la visite suivante : Un matin d'avril 1897, si mes souvenirs sont bien exacts, un homme de lettres, un confrère de la presse, se présenta chez moi. Il venait de publier un volume, et comme j'étais alors chargé de la critique littéraire à l'Écho de Paris, il m'apportait son ouvrage, pensant qu'au lieu de le faire parvenir au journal il serait préférable de me le remettre lui-même, sage précaution d'auteur.
Je pris le livre, intitulé les Porteurs de torches, et je causai amicalement avec l'auteur, Bernard Lazare. Nous parlâmes des sujets analogues à celui qu'il avait traité : des Derniers jours de Pompéi, de Bulwer Lytton, de Fabiola du cardinal Wiseman, de Byzance et de l'Agonie de Lombard.
Il s'agissait d'une évocation de la société antique et des cruels jeux du Cirque. La conversation, purement littéraire, s'épuisait, quand Bernard Lazare, tirant des papiers de sa poche, aborda brusquement le motif principal de sa visite. Il me parla de la condamnation de Dreyfus, qui était, disait-il, le résultat d'une erreur et d'une machination. Il me montra des fac-simile autographiés du fameux bordereau et la plupart des pièces en fac-simile qui, depuis, ont été tant de fois cités et reproduits. Bernard Lazare me demanda de m'intéresser à la cause de celui qui, à ses yeux, était bien innocent, et, avec force compliments, il m'incita à discuter favorablement dans la presse les documents qu'il me soumettait. Nous nous quittâmes sur le ton de la plus parfaite cordialité.
Je dois déclarer que, dans cette conversation, dans cette tentative pour obtenir mon concours, comme il me disait avoir déjà sollicité et obtenu celui de plusieurs confrères, il n'était nullement question d'une campagne violente à entamer contre l'armée en général, encore moins de faire appel aux anti-militaristes.
Bernard Lazare a certainement fait semblable démarche auprès de Zola, et lui a communiqué les documents. L'illustre romancier se laissa persuader.
Les partisans de l'innocence de Dreyfus s'étaient, sans bruit, groupés et concertés. Des rumeurs se produisirent, des ballons d'essai furent lancés.
On fit des sondages dans la presse. Un soir, au syndicat de l'Association des journalistes républicains, rue Vivienne, Ranc, notre président, nous dit, après la séance : «-Vous ne savez pas la nouvelle ? Eh bien ! Dreyfus est innocent ! Scheurer-Kestner en a la preuve ! On connaît le vrai coupable, celui qui a fabriqué le bordereau ayant entraîné la condamnation du capitaine. Scheurer-Kestner va porter l'affaire à la tribune, au Sénat...»
On accueillait avec étonnement, mais sans grand enthousiasme, cette nouvelle, dans cette réunion de rédacteurs des principaux journaux républicains. Quand je la transmis, quelques instants après, à l'Écho de Paris, on la reçut avec incrédulité, et il fut convenu qu'on ne publierait cette information assez extraordinaire qu'après de plus amples renseignements.
Quelques jours après, elle était confirmée. M. Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, écrivait une lettre mémorable, dans laquelle il exprimait sa conviction que le condamné expiait le crime d'un autre.
Dès le 30 octobre, ajoutait-il, dans un entretien officiel avec le ministre de la Guerre, j'ai démontré, preuves en mains, que le
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