En Nos Vertes Années
imprudents, de butin dont on eût pu, plus tard, déceler
l’origine.
Je voulus entrer seul en cette
tanière où on trafiquait du sang des autres, laissant dans la rue Pierre
Journet, gémissant mais non pâmé, en compagnie d’Anicet et des deux soldats,
lesquels, la crête quelque peu rabattue, commençaient à regretter fort d’être
là. Quant à Miroul et Samson, que je ne voulais point mêler à cette affaire, ne
sachant comment elle se conclurait, ils étaient demeurés, par mon commandement
exprès, en la cour de l’Évêché, où je les devais rejoindre.
Bouillargues vivait en son logis,
entouré d’émissaires qu’il dépêchait de minute en minute à tous les coins de
Nismes, et gardant par-devers lui quatre ou cinq secrétaires ou majordomes
qu’il me fallut tous, et un par un, acheter avant de pouvoir parvenir jusqu’à
lui. Encore me reçut-il de prime abord avec une cauteleuse froidure, se
demandant qui j’étais, et si j’étais volaille qu’il pût plumer aussi, et
hausser les enchères si je lui proposais rançon pour un ami. J’affectais un
front tranquille, sans rien de fendant ni d’outrecuide, mais cependant l’air
d’un homme à ne pas me laisser morguer. Lui ayant dit mon nom, d’où je venais,
de qui j’étais le fils, je lui remis la lettre de Cossolat à lui-même adressée,
et quand il l’eut lue, celle de M. de Chambrun. La première, je gage, l’émut
davantage que la seconde. Me voyant protégé à la fois par Cossolat et par M. de
Joyeuse (lequel, bien qu’il fût papiste, Bouillargues n’était pas homme à ne
pas ménager), il changea tout à plein de ton, de visage, d’œil et de
déportement, et me priant fort civilement de m’asseoir, il me demanda ce qu’il
en était de mes démêlés avec François Pavée, récit auquel il sourcilla fort,
tant il lui parut insupportable, et comme empiétant sur ses prérogatives que ce
Pavée eût ordonné une meurtrerie sans son assentiment. Sur le coup de son
courroux, il dicta une lettre pour Pavée à un secrétaire, laquelle il envoya
porter incontinent. Quoi fait, il inscrivit mon nom, et ceux de Samson et de
Miroul, sur des laissez-passer préparés en tas sur sa table, et que, je gage,
il devait monnayer aux papistes. Quand il les eut signés, et que je les eusse,
avec un immense soulagement, serrés contre ma poitrine, je lui contai, sans
pourtant le nommer, l’histoire du petit clerc qu’Anicet et moi-même avions
sauvé des griffes des vautours, et le priai de sortir un moment dans la rue
pour résoudre le cas. Haussant sa puissante épaule et me faisant sentir combien
cette affaire lui paraissait de petite conséquence, et qu’il ne consentait que
pour me plaire à s’en occuper, Bouillargues se leva et, se dandinant comme un
ours, mais avec une sorte de lourde agilité, il gagna la porte. Mais à peine
l’eut-il ouverte et, sur les degrés du logis, envisagé le clerc sanglant, qu’il
poussa une manière de rugissement et cria :
— Mais c’est toi, mon
Pierre ! Qui t’a réduit à cet état ! Qui t’a navré ? J’en ferai
sur l’heure justice ! Sont-ce ces deux-là ? poursuivit-il en
désignant les soldats et en portant la main à sa dague.
— Nenni ! dis-je
promptement. C’est Robert Aymée.
— Aymée ! Ou bien plutôt
le Désaimé ! cria Bouillargues. Sanguienne ! Je le daguerai !
Qui ne sait à Nismes que Pierre Journet est mon frère de lait, et par moi
tendrement chéri ? Marauds, portez le navré en mon logis et le posez
doucement sur mon lit ! Et toi, dit-il en se tournant vers un majordome
qui l’avait suivi sur les degrés, va, quiers le chirurgien Domanil, et vole
comme carreau d’arbalète, il y va de ta vie ! Monsieur de Siorac,
poursuivit-il, de vraies larmes lui coulant sur la face (ce que voyant, je n’en
crus pas mes yeux) et me serrant fortement les deux mains, je vous saurai à
jamais un gré infini…
— Mais, dis-je, c’est Anicet
qui arrêta le premier la meurtrerie. Je ne fis que lui prêter main-forte.
— Anicet, cria Bouillargues, se
tournant vers lui et lui donnant une grande brassée, je me ramentevrai ton nom,
dussé-je vivre cent ans !
Et ce disant, observant qu’Anicet
était pauvre comme Job, il voulut lui bailler un écu, mais Anicet refusa,
arguant qu’il n’avait fait qu’obéir à sa compassion. Cependant, les deux
soldats, cois, l’œil baissé et la crête fort basse, plaçaient Pierre Journet
sur le lit de Bouillargues
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