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En Nos Vertes Années

En Nos Vertes Années

Titel: En Nos Vertes Années Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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en cette
cour, comme si on eût voulu corrompre à jamais l’eau claire qui sourdait au
fond par l’usance où on la réduisait. J’ai ouï dire dans la suite que le puits
fut quasi comblé par tous ces corps mis en tas, et que les Messieurs, le
lendemain, ordonnèrent qu’on jetât par-dessus assez de terre pour qu’il fût
obstrué.
    J’envisageai cet affreux spectacle
avec un sentiment que je ne saurais décrire, glacé jusqu’au cœur et, en même
temps, suant par tous les pores. Ce qui ajoutait encore à l’horreur que nous
éprouvions, fut d’ouïr, venant de ce puits qui était proche du coin d’ombre où,
adossés au mur, nous nous dissimulions, des gémissements poussés d’une voix
faible et mourante, ce qui nous donna à penser que d’aucunes victimes n’étaient
qu’à demi égorgées et poursuivaient dans l’eau et le hideux enchevêtrement des
corps une interminable agonie. Poussé par la compassion, ou l’espoir peut-être
de venir en aide à quelqu’un — Mais qu’eussé-je pu faire, le puits étant
si profond ? – j’allai me pencher par-dessus la margelle, ce qui
était peu prudent, les torches m’éclairant à plein, mais je ne vis que des
masses s’agitant confusément dans l’eau rougie par le sang. Et, Miroul me
tirant vivement en arrière, je regagnai l’ombre et mis mon bras par-dessus
l’épaule de mon Samson, lequel, je m’en aperçus alors, pleurait sans bruit,
cachant sa face dans ses mains. Ha ! J’eusse bien fait comme lui, tant me
poignaient la honte et la pitié. Cependant, Miroul, les larmes lui coulant
aussi sur la face, me tenait très fermement la dextre, craignant, je gage, que
je n’allasse me jeter comme fol entre les assassins et les victimes, comme, en
effet, l’envie ne cessa de m’en démanger.
    Au fur et à mesure que la nuit
avançait, j’observai que la meurtrerie devenait plus mécanique, et que les
soldats s’endurcissaient davantage. La plupart des condamnés acceptaient leur
sort avec résignation et priaient tandis qu’on les frappait. Mais l’un d’eux,
qui s’appelait Jean-Pierre, se rebéqua tout soudain, et cria qu’il n’était que
maître de musique à l’Église Cathédrale, qu’il n’avait rien dit ni fait contre
les nôtres, et qu’il ne méritait pas la mort ! À quoi, les soldats
excessivement s’ébaudirent et, se gaussant cruellement, lui dirent qu’il allait
mourir, pour ce que sa musique était papiste. Et comme Jean-Pierre, pour
échapper à leur fureur, courait comme fol autour des murs, ils le poursuivirent
en criant : « Tu cours bien pour un musicien ! », et à la
fin le rattrapant, ils le daguèrent en disant à chaque coup de dague :
« Et que penses-tu de cette petite note ? » Et comme Jean-Pierre
s’écriait dans un grand gémissement : « Hélas ! Je suis
mort ! Je n’en puis plus ! », un des soldats dit en oc en
riant : « Encore camineras-tu jusqu’au pous [88]  ! » Et
l’y poussant, ne l’acheva que lorsqu’il l’eut atteint.
    Ce qui, à mon sentiment, ajoutait à
la vilainie de l’affaire, ce fut que, vivant en même ville, et même parfois
voisins, meurtriers et victimes se connaissaient fort bien, tant est que
parfois, au zèle et à l’appétence du lucre s’ajoutaient de vieilles rancunes
dont c’était là l’occasion de se revancher. C’est ce qui éclata dans
l’exécution de Doladille, l’ouvrier en soie, que Jean Vigier avait blessé d’un
coup de son braquemart et qu’on amena tout sanglant à l’Évêché. Ce fut, à sa
vue, de toute part, une grande hurlade et un torrent d’injures, ce Doladille
étant, semble-t-il, un grand paillard qui avait, selon le dit de Vigier,
« cocu cocué » plus d’un parmi les nôtres, et s’en paonnait haut et
fort dans la ville, étant de sa complexion bien fendu de gueule, et se vantant
d’avoir en sa braguette de quoi convertir à la volée toutes les huguenotes de
Nismes. Celui-là, on ne l’expédia pas promptement, et il eut à pâtir
excessivement et en propos affreux et en mutilations, avant que de trouver son
repos dans la mort.
    Cependant, après Doladille, il n’y
eut plus d’autre éclat de redoutable gaieté chez les exécuteurs et ils
revinrent à une sorte de morne routine, tuant, comme j’ai dit, mécaniquement.
Du reste, la pique du jour s’annonçait déjà. Et il me sembla que les soldats
mettaient plus de lenteur et de répugnance à accomplir leur sinistre tâche,
comme si,

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