En Nos Vertes Années
rituelles civilités. Puis d’une voix fort douce que je fus étonné
d’ouïr sortant de sa terrible trogne, Balsa me pria de m’asseoir, et Monsieur
mon frère aussi, ajoutant que le très illustre maître ne tarderait pas
davantage.
Je m’assis. Derrière le comptoir, sur
toute la longueur du mur, et jusqu’au plafond qui était fort haut, dressés dans
un ordre sévère sur des rayons de bois brun, s’étageaient une infinité de pots,
les uns en faïence, les autres en verre transparent, tous portant en abrégé le
nom latin des drogues, condiments, épices ou médecines qu’ils
contenaient : vue qui parut, je ne sais comment, excessivement éveiller
l’intérêt de Samson qui, pour la première fois depuis que sa rencontre avec
Dame Gertrude du Luc l’avait rendu si rêveux, tout soudain ouvrit l’œil et
parcourut avec application, un par un, cette multitude de bocaux avec la même
ardente passion que s’il se fût agi d’un trésor. Et combien qu’aucune
apothicairerie que nous ayons pu voir à Sarlat ne pût à dire le vrai rivaliser
avec la richesse et la profusion qui se voyaient ici, néanmoins
l’émerveillement de Samson et le lustre de sa prunelle tandis qu’il envisageait
ces curiosités ne laissèrent pas de m’étonner.
Pour moi, je confesse que mon regard
cessa d’errer ici et là, quand il rencontra une série de bocaux fort haut
situés et remplis à ras bord de dragées de toutes couleurs, de nougats, de
fruits confits et autres délices qui dans le brillement du verre qui les
enfermait me parurent tant belles et friandes qu’en raison de la faim qui déjà
renaissait, la salive, à les voir, me jaillit en bouche. Mais ce fut là, hélas,
l’unique manière dont je les appréhendai, car de tout le temps que je fus chez
Maître Sanche, rien du contenu de ces merveilles n’apparut jamais sur sa table.
— Voici le très illustre
maître, dit Balsa, en tapant de sa baguette sur la table. Et Maître Sanche
apparut, en effet, sur le seuil. Il n’était pas comme la veille en simple
pourpoint et tête nue, mais vêtu, comme je le vis chaque jour en son officine,
d’une resplendissante robe de soie noire, ornée d’une ceinture d’argent, et le
chef couvert d’un bonnet de drap surmonté d’une houppe amarante.
À la main, il tenait, comme Balsa,
une fine baguette de roseau, mais comme il convenait à sa condition, bien plus
longue, bien plus belle et bien plus ornée, étant vernissée et en outre cerclée
aux deux bouts et en son milieu par des anneaux d’argent. De cet insigne de son
pouvoir, Maître Sanche se servait soit pour souligner son dire, soit pour
ponctuer un ordre en le toquant sur le comptoir, ou encore – ce qui était,
je gage, sa primitive et primordiale usance – pour désigner sur une
étagère élevée un bocal qu’un de ses commis monté sur une chanlatte devait à
l’instant lui quérir. Mais combien qu’il agitât ce roseau dans son ire pour
gourmander tel ou tel de ses aides, je ne l’ai jamais vu recourir, comme le
licteur de Rome, à ses verges, pour en frapper quiconque et pas même le fétot
et turbulent drolissou qui faisait ses courses. Car tout piaffard et gonflé de
sa gloire que fût Maître Sanche, il n’avait pas le cœur dur ni l’humeur
cruelle.
Le maître apothicaire parcourut pour
tirer vers nous toute la longueur de son officine et, à dire le vrai, je ne le
trouvai pas à la lumière du jour plus beau qu’à la chandelle tant ses yeux étaient
bigles et son long nez bossu et tordu, pour ne point reparler ici de son corps
qu’aucun sculpteur, fût-il ivre, n’eût voulu prendre pour modèle. Mais
quoi ! Socrate lui aussi était laid, et je ne laissais pas pour autant
d’être étonné de la majesté de son appareil, comme il avançait vers nous en se
paonnant dans sa longue robe noire, le chef coiffé de son bonnet houppé, et sa
baguette baguée d’argent en sa dextre comme le sceptre d’un roi. Incontinent je
me levai.
— Te saluto, illustrissime
magister [16] , dis-je en lui baillant un profond salut. Au
bruit de ma voix, Samson s’arrachant au bonheur inouï de contempler la
profusion des bocaux sur les murs, se dressa à son tour et sans piper salua
l’apothicaire.
— Mes beaux neveux ! dit
Maître Sanche et, ouvrant les bras, il nous accola, frottant sa longue barbe
grise contre nos joues.
Il y mit tant de chaleur et de bonne
humeur occitane que j’en fus tout atendrézi, ne laissant pas
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