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En Nos Vertes Années

En Nos Vertes Années

Titel: En Nos Vertes Années Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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d’exculper.
    — Pierre, reprit-il avec
beaucoup d’émotion, nous avons reçu hier d’un de nos amis restés en Espagne une
lettre où il nous conte ce qu’il advint à une dame marrane de Tolède, Dona
Elvira del Campo. Cette dame, bourgeoise fort étoffée et fort belle, fut arrêtée
le mois dernier par l’Inquisition, ses voisins et les mazeliers de sa ville
l’ayant accusée de ne jamais acheter ni manger de porc. Pour ce crime, elle fut
amenée devant le grand Inquisiteur. Et là, elle fut entièrement dévêtue, et
tandis que ses juges, derrière leur hypocrite cagoule, se repaissaient de sa
nudité, deux bourreaux, liant ses mains par-derrière, lui passèrent un garrot
autour des bras, auquel sur un signe de l’Inquisiteur, ils donnèrent un tour,
et un tour encore, et cela jusqu’à ce que se rompît la corde… J’ai cette
lettre, Pierre, poursuivit-il en la tirant de son pourpoint, elle est en
espagnol, je vais vous la traduire. Voici l’interrogatoire auquel Doña Elvira
fut soumise :
    — Pourquoi ne mangez-vous pas
de porc ?
    — Señor, le porc me fait mal…
Grâce, señor, grâce ! Ha ! Ces gens-là me tuent !
    — Pourquoi ne mangez-vous pas
de porc ?
    — Parce que je ne l’aime pas…
Ha, Señor ! Arrêtez ces gens ! Je dirai tout ce que vous
voudrez !
    — Pourquoi ne mangez-vous pas
de porc ?
    — Je ne sais… Ha ! Vous me
tuez ! Vous me tuez !
    — Pourquoi ne mangez-vous pas
de porc ?
    — Parce que je ne désire pas en
manger… Ha ! Señor, ha ! Je vais mourir ! Dites qu’on relâche la
corde ! Señor, j’ai déjà dit que je ne mangeais pas de porc.
    — Pourquoi ne désirez-vous pas
en manger ?
    — Pour la raison que j’ai dite.
Ha, Señor ! Que faut-il que je dise ? Dites-le-moi et je le dirai…
Ha, Señor ! Je meurs ! Je meurs ! N’avez-vous pas pitié de moi [38]  ?
    Comme Luc s’arrêtait, les larmes
débordant ses paupières, je lui passai les bras autour du cou et, lui donnant
une forte brassée, je lui baisai la joue, qu’il avait aussi douce que celle
d’une fille, étant sans barbe. Il se laissa aller dans mes bras, et y resta
blotti et ococoulé, pleurant toujours, mais comme heureux de ma protection et
les sanglots qu’il faisait lui interdisant la parole.
    — Ha, Pierre ! reprit-il
enfin en se désenlaçant et de ses yeux si semblables à ceux de Typhème me
jetant un regard de gratitude, même dans les instants où l’Inquisition
sommeille, vous ne pourriez croire toutes les injures dont nos frères d’Espagne
sont quotidiennement abreuvés… Savez-vous que le mot même de marrane dont, en Languedoc, nous avons fait un titre de noblesse, est à l’origine une
insulte, venant d’un vieux mot ibérique qui désigne le porc ? Et
savez-vous que parfois aussi nos bourreaux nous surnomment en se gaussant Los Alboraycos, du nom du célèbre coursier de Mahomet, El Burak, lequel
n’était ni mâle ni femelle, insinuant par là que nous ne sommes ni chair ni
poisson, ni chrétiens ni juifs… Pierre, ceux de nos frères hébreux qui ont
réussi dans leurs ghettos de France à foi garder nous appellent en notre langue
les anusim  : les forcés. Et certes, forcés nous fûmes et par quels
atroces moyens ! Pierre, Pierre ! N’est-il pas pire iniquité que
d’être obligés sous le couteau à vivre dans le mensonge et de se le voir
reprocher ensuite par ceux-là mêmes qui vous y ont contraints ?
    — Certes, dis-je, c’est là une
abomination qui crie vengeance et je crois fermement que les méchants qui ainsi
vous traitent seront punis, sinon hélas ! dans ce monde-ci, du moins dans
l’autre. Mais Luc, vous ne m’avez point conté le comment ni le pourquoi de
votre conversion.
    À cela, me jetant un long regard, il
resta coi. Et comme je le pressais derechef, il dit :
    — Si je balance à vous le
conter, c’est que j’ai grand’peur de vous offenser.
    — Nenni, Luc. Vous ne le
sauriez. Point d’offense sans intention maligne. Et de cette intention-là vous
êtes pur. De grâce, poursuivez.
    — Eh bien, dit Luc avec un
soupir et la face fort triste, je vous demande grand pardon à l’avance, si je
vous navre. Mais sans tant languir, voici : certains de nos marranes,
déprisant en secret la religion qu’ils professent en public, non seulement
n’admettent point la divinité du Christ, mais vont même jusqu’à se gausser de
lui dans le secret de leur maison, l’appelant par dérision le petit

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