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En Nos Vertes Années

En Nos Vertes Années

Titel: En Nos Vertes Années Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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rejoindre sur la terrasse de l’apothicairerie,
seul lieu en ce logis où il était loisible de jaser à l’aise et sans être ouï,
l’œil pouvant inspecter à loisir et fort loin les terrasses des maisons
voisines. Celles-ci, en raison du soleil brûlant, étaient vides et aussitôt Luc
et moi, nous gagnâmes le banc de pierre auquel la guérite surplombant l’escalier
donnait de l’ombre. Quoi fait, nous nous entrevisageâmes un moment en silence.
N’ayant eu jusque-là de regards que pour Typhème, laquelle en sa merveilleuse
et mauresque beauté m’avait pris dans ses rets, encore que je ne conçusse aucun
espoir de la marier un jour, n’étant ni riche ni marrane, je fus fort étonné de
découvrir en Luc, en dépit de son long nez tordu, des yeux fort beaux et
lumineux, dont les cils noirs et recourbés n’étaient pas sans me ramentevoir
ceux de son ensorcelante sœur, ce qui m’émut.
    Lui-même paraissait fort troublé. Et
se trouvant de sa constitution estéquit et fragile pour ne s’être jamais
nourri, comme Samson et moi-même, aux armes, son émotion faisait trembler ses
frêles membres, et c’est d’une voix fort basse et mal assurée, mais aussi dans
une langue belle et nombreuse qui mêlait le français et le latin, qu’il
s’exprima.
    — Monsieur de Siorac,
commença-t-il, mais incontinent je le coupai, non sans chaleur.
    — Nenni, nenni ! Si votre
très illustre père m’appelle son neveu, c’est que je suis votre cousin. Et pour
vous je suis Pierre, et rien d’autre.
    À quoi il rougit comme bachelette,
étant de sa complexion fort sensible et timide.
    — Pierre, dit-il, je vous fais
mille mercis de votre gracieuse bénignité. Pour moi, il n’est personne de mon
âge que j’admire plus que vous et pour ne rien vous celer, je voudrais être ce
que vous êtes.
    — Ha, Luc ! dis-je, votre
humilité vous aveugle ! Vous parlez l’espagnol et le portugais. Vous
connaissez le grec, dont je n’ai qu’une teinture, et vous savez l’hébreu, dont
je ne sais un traître mot.
    — Je ne l’entends pas ainsi,
dit Luc. Non seulement vous avez tous les dons de l’esprit, mais vous avez
beaucoup à vous glorifier dans la chair, étant agile, fort, excellent aux
armes, montant à merveille et, selon Fogacer, fort adroit déjà à la paume. En
outre, ajouta-t-il en abaissant ses longs cils noirs sur ses joues pâles, on
dit que les garces sont raffolées de vous.
    Ces caresses ne laissèrent pas de me
toucher et en même temps de m’embarrasser, craignant que Luc, qui était fort
percevant, n’eût deviné mes petits jeux avec la Fontanette.
    — Ha, Luc ! dis-je,
affectant un ton expéditif et gaillard, je vous prie, laissons cela. La vertu
de l’homme est dans sa tête et non dans le centre de son corps, qu’il a de
commun avec les autres mammifères. Venons-en au fait, de grâce.
    — J’y viens, dit Luc avec un
soupir comme si de cesser mon éloge lui eût coûté. Je sais par Fogacer
qu’avant-hier vous vous étonnâtes des étrangetés de cette maison.
    — Je m’en étonnai sans m’en
offusquer. Nous aussi, nous devons parfois dissimuler.
    — Si vous savez cela, vous
savez que le secret des mystères que vous avez observés céans tient en une
phrase unique : Marrani nuevi Christiani appelantur, sed in facto judii
occulti sunt [37] .
    — Je ne l’entends pas
autrement.
    — Mais Pierre, dit Luc en
m’envisageant d’un air d’extrême inquiétude, trouvez-vous justifiée devant le
Seigneur Dieu cette duplicité ?
    — À parler franc, je ne sais.
Mais si elle l’est, d’où vient que nous vénérons les martyrs de la loi ?
    — Pierre ! Pierre !
s’écria Luc sur le ton le plus véhément, il est dit dans les Écritures qu’il
est licite, à la dernière extrémité, de céder à la tyrannie et de sauver sa vie par tous les moyens, à l’exception du meurtre, de l’inceste ou de l’idolâtrie.
    Quoi écoutant, je me pris à penser
qu’embrasser, même d’apparence, le catholicisme revenait à accepter une sorte
d’idolâtrie, mais je me bridai et restai coi, ne désirant point ajouter au
trouble infini où je voyais mon compagnon. En outre, Luc étant de la religion
réformée et selon les apparences (car je l’avais bien observé au temple) en
toute sincérité de cœur, il n’avait plus, quant à lui, à tant dissimuler et je
voyais bien que c’était son père et ses frères marranes qu’il tâchait

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