En Nos Vertes Années
ébloui, et en sa démarche incertain, comme si, au sortir de son paradis, il
avait peine à reprendre pied sur notre triste sol. Il mangea du bout du bec nos
viandes, lesquelles étaient froides, ce jour étant le vrai sabbath de nos
marranes. Mais la Thomassine, je gage, en son grand cœur, avait pourvu à son
appétit chaque fois que les deux amants reprenaient souffle.
Mon candide Samson était fort épié
et guigné à table par Typhème, laquelle battait plus librement de ses beaux
cils en l’absence de son père, retenu en sa seigneurie de Montolivet par
l’oisiveté que la loi de Moïse lui imposait. Regardant mon bien-aimé Samson, et
par moi contreregardée, la belle avait la joue d’une couleur plus chaude, le
tétin plus mouvant, le souffle court à la limite du soupir. Mais combien que
son émoi fût visible, Samson n’en put rien voir, étant tout entier retiré en
ses félicités comme escargot en sa coquille. À peine le repas glouti sans qu’il
sût bien ce qu’il mangeait, incontinent il gagna en titubant sa chambre où
c’est à peine s’il parvint, étant si las et le pensement si loin du corps, à se
dévêtir pour se fourrer dans ses draps.
Je l’en tirai de force forcée le
lendemain dimanche pour le traîner jusqu’à l’ancienne maison du Bayle où les
nôtres à Montpellier célébraient leur culte. Luc et Miroul étaient de la
compagnie, et en dépit des branchages qui ombraient les rues et celles-ci
arrosées, le soleil ardait au point qu’on eût pu cuire un œuf sur une pierre à
ses seuls rayons. Tandis que de concert nous cheminions, la belle face,
d’ordinaire si lisse, de mon gentil Samson, était toute froncée de souci. Son
livre de psaumes à la main, il allait au temple comme pour s’entendre condamner
aux peines éternelles pour sa fornication, car il prenait, comme j’ai dit, les
saints commandements très au pied de la lettre. Mais comme à sa rigueur
huguenote je ne pouvais remédier, je me tournai vers Luc et l’engageai à
m’expliquer, chemin faisant, comment de papiste qu’il était, il avait embrassé
la Réforme. Havre de grâce ! Qu’avais-je dit là ! Pâlissant et jetant
autour de lui des regards fort effrayés, Luc me pria en latin d’une voix
tremblante de ne point lui poser des questions de cette farine coram populo [36] .
Comme on voit, l’héritier de Maître Sanche était fort prudent en dépit de ses
vertes années.
Je fus fort content de trouver au
temple un tel concours de peuple, et de conditions si diverses, allant du
tisserand, cordonnier, boutiquier, jusqu’aux médecins, maîtres d’école,
bourgeois étoffés et aux nobles, lesquels je reconnaissais pour ce qu’ils
portaient l’épée, comme Samson et moi-même. Quelle différence avec Sarlat, où,
après l’échec du siège de Duras, que j’ai conté ailleurs, les huguenots
n’osaient montrer nulle part le bout de leur nez, et moins encore s’assembler
pour célébrer leur culte, même en rasant les murs ! Ici, les nôtres
tenaient quasiment le haut du pavé, et donnaient fort de la gueule, proférant
sur les papistes des propos fracassants. Mon frère et moi, avant même que
d’apparaître, étions déjà fort connus pour notre combat des Corbières, et
saluant après le culte, les diacres, les anciens et le ministre, celui-ci, qui
s’appelait Abraham de Gasc, et qui tenait boutique et marchandise de chandelles
qu’il faisait venir de Lyon, nous présenta, de proche en proche, à cette pieuse
assemblée. Nous fûmes d’elle fort caressés, et à tous les compliments, pour
être compris de tous, je répondis en oc et selon ma périgordine amabilité, tant
pour moi-même que pour mon frère qui, debout en son insigne et illuminante
beauté, se tenait coi mais ne manquait pas, en son silence, de troubler tous
les cœurs féminins. Et à vrai dire, il y avait là quelques mignotes qui, nées
en Montpellier, ne pouvaient être que fort belles, mais qu’en raison de la
gravité du lieu et de la circonstance, je me gardai de trop envisager, sinon en
tapinois, à l’hypocrite, dans un rapide tournement de tête.
Luc qui, tout ce temps, nous
regardait avec beaucoup d’amitié et non sans un certain air de piaffe et de
possession comme s’il était heureux, à voir notre gloire, que nous fussions ses
hôtes, me prit le bras au sortir du temple, et me pria, le repas de midi
fini – car même en ce dimanche il se réduisait à une humble
soupasse –, de venir le
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