En Route
là au dîner où il retrouva M. Bruno.
- Nous irons nous promener aujourd'hui, fit l'oblat, en se frottant les mains.
Et Durtal le considérant, étonné.
- Mais oui, j'ai pensé qu'après une communion un peu d'air hors les murs vous ferait du bien et j'ai proposé au R. P. abbé de vous libérer aujourd'hui de la règle, au cas où cette offre ne vous déplairait pas.
- J'accepte volontiers et je vous remercie, et vraiment, de votre charitable attention, s'écria Durtal.
Ils dînèrent d'un potage à l'huile dans lequel nageaient une côte de choux et des pois ; ce n'était pas mauvais, mais le pain fabriqué à la Trappe rappelait, lorsqu'il était rassis, le pain du siège de Paris et faisait tourner les soupes.
Puis ils goûtèrent d'un oeuf à l'oseille et d'un riz salé au lait.
- Nous rendrons d'abord, si vous le voulez bien, dit l'oblat, une visite à Dom Anselme qui m'a exprimé le désir de vous connaître.
Et à travers un dédale de couloirs et d'escaliers, M. Bruno conduisit Durtal dans une petite cellule où se tenait l'abbé. Il était vêtu de même que tous les pères de la robe blanche et du scapulaire noir ; seulement, il portait, pendue au bout d'un cordon violet, sur la poitrine, une croix abbatiale d'ivoire, au centre de laquelle des reliques étaient insérées, sous un rond de verre.
Il tendit la main à Durtal et le pria de s'asseoir.
Puis, il lui demanda si la nourriture lui paraissait suffisante. Et, sur la réponse affirmative de Durtal, il s'enquit de savoir si le silence prolongé ne lui pesait pas trop.
- Mais du tout, cette solitude me convient parfaitement.
- Eh bien, fit l'abbé, en riant, vous êtes un des seuls laïques qui supportiez aussi facilement notre régime. Généralement, tous ceux qui ont tenté de faire une retraite parmi nous étaient rongés par la nostalgie et par le spleen et ils n'avaient plus qu'un désir, prendre la fuite.
Voyons, reprit-il, après une pause ; il n'est tout de même pas possible qu'un changement si brusque d'habitudes n'amène point des privations pénibles ; il en est une, au moins, que vous devez ressentir plus vivement que les autres.
- C'est vrai, la cigarette, allumée à volonté, me manque.
- Mais, fit l'abbé qui sourit, je présume que vous n'êtes pas resté sans fumer, depuis que vous êtes ici ?
- Je mentirais si je vous racontais que je n'ai pas fumé en cachette.
- Mon Dieu, le tabac n'avait pas été prévu par saint Benoît ; sa règle n'en fait donc pas mention et je suis dès lors libre d'en permettre l'usage ; fumez donc, monsieur, autant de cigarettes qu'il vous plaira et sans vous gêner.
Et Dom Anselme ajouta :
- J'espère avoir un peu plus de temps à moi, prochainement, - si toutefois je ne suis pas encore obligé de garder la chambre, - auquel cas je serais heureux de causer longuement avec vous.
Et le moine, qui paraissait exténué, leur serra la main. En redescendant avec l'oblat dans la cour, Durtal s'écria :
- Il est charmant le père abbé, et il est tout jeune.
- Il a quarante ans à peine.
- Il a l'air vraiment souffrant.
- Oui, il ne va pas et il lui a fallu, ce matin, une énergie peu commune pour dire sa messe ; mais voyons, nous allons tout d'abord visiter le domaine même de la Trappe que vous ne devez pas avoir exploré en son entier, puis nous sortirons de la clôture et nous pousserons jusqu'à la ferme.
Ils partirent, côtoyèrent les restes de l'ancienne abbaye et, chemin faisant, en contournant la pièce d'eau près de laquelle Durtal s'était, le matin, assis, M. Bruno entra dans des explications, à propos des ruines.
- Ce monastère avait été fondé en 1127 par saint Bernard qui y avait installé, comme abbé, le bienheureux Humbert, un Cistercien épileptique qu'il avait, par miracle, guéri. Il y eut à cette époque des apparitions dans le couvent ; une légende raconte que deux anges venaient couper un des lis plantés dans le cimetière et l'emportaient au ciel, chaque fois qu'un des moines mourait.
Le second abbé fut le bienheureux Guerric qui se rendit fameux par sa science, son humilité et sa patience à endurer les maux. Nous possédons ses reliques ; ce sont elles qui sont enfermées dans la châsse placée sous le maître-autel.
Mais le plus curieux des supérieurs qui se succédèrent ici, au Moyen Age, fut Pierre Monoculus dont l'histoire a été écrite par son ami, le synodite Thomas de Reuil.
Pierre dit Monoculus ou le borgne fut un saint
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