Enfance
il s’abaisse, se redresse et se glisse entre les deux pages qui ne sont plus réunies que par le côté… Viennent ensuite les pages « faciles » : leur côté est ouvert, elles ne doivent être séparées que par le haut. Et de nouveau les quatre pages « difficiles »… puis quatre pages « faciles », puis quatre « difficiles », et ainsi de suite, toujours de plus en plus vite, ma main se fatigue, ma tête s’alourdit, bourdonne, j’ai comme un léger tournis… « Arrête-toi maintenant, mon chéri, ça suffit, tu ne trouves vraiment rien à faire de plus intéressant ? Je le découperai moi-même en lisant, ça ne me gêne pas, je le fais machinalement… »
Mais il n’est pas question que j’abandonne. Tout ce que je peux me permettre pour diminuer l’ennui, alléger le tournis, c’est quelques variantes : m’occuper d’abord seulement des « difficiles », en passant les « faciles »… que je garderai « pour le dessert ». Ou alors, au contraire, commencer par les faciles et terminer par les difficiles, ou soumettre à une de ces différences méthodes des groupes dont je varierai à mon gré l’épaisseur… par exemple, trois feuillets où les difficiles et les faciles vont alterner… cinq où je ne m’occuperai d’abord que des faciles…
Une fois que je me suis embarquée sur cette galère, il ne m’est plus possible de la quitter. Il faut absolument que je parvienne à ce moment où, toutes les pages découpées, le livre devenu plus gros, gonflé, je pourrai le refermer le presser pour bien l’égaliser et en toute tranquillité le remettre à sa place.
Maman me presse, me gronde doucement… « Ne te fais pas prier comme ça, ce n’est pas gentil, ce n’est pas bien, va le chercher, viens le montrer… » Et aussi la présence du Monsieur assis à contre-jour, le dos à la fenêtre, son silence attentif, son attente pèsent sur moi, me poussent… mais je sais que je ne dois pas le faire, il ne le faut pas, je ne dois pas céder, je m’efforce comme je peux de résister… « Mais ce n’est rien du tout, c’est juste pour m’amuser… ce n’est vraiment rien… – Ne sois pas si timide… Vous savez que ce qu’elle écrit, c’est tout un long roman… » Le Monsieur…
— Qui était-ce ? je me le demande.
— Impossible de me le rappeler. Ce pouvait être Korolenko, à en juger par l’estime, par l’affection pour lui que je sentais chez maman… elle publiait dans sa revue, elle le voyait beaucoup, Kolia et elle en parlaient souvent… Mais peu importe son nom.
Cette estime, cette affection ont rendu plus forte encore, irrésistible la pression des paroles qu’il a prononcées, tout à fait sur le même ton que s’il parlait à une grande personne : « Mais ça m’intéresse beaucoup. Tu dois me le montrer… » Alors… à qui n’est-ce jamais arrivé ? qui peut prétendre ignorer cette sensation qu’on a parfois, quand sachant ce qui va se passer, ce qui vous attend, le redoutant… on avance vers cela quand même…
— On dirait même qu’on le désire, que c’est cela qu’on cherche…
— Oui, ça vous tire… une drôle d’attraction…
Je suis retournée dans ma chambre, j’ai sorti du tiroir de ma table un épais cahier recouvert d’une toile cirée noire, je l’ai rapporté et je l’ai tendu au Monsieur…
— À « l’oncle », devrais-tu dire, puisque c’est ainsi qu’en Russie les enfants appellent les hommes adultes…
— Bon, « l’oncle » ouvre le cahier à la première page… les lettres à l’encre rouge sont très gauchement tracées, les lignes montent et descendent… Il les parcourt rapidement, feuillette plus loin, s’arrête de temps en temps… il a l’air étonné… il a l’air mécontent… Il referme le cahier, il me le rend et il dit : « Avant de se mettre à écrire un roman , il faut apprendre l’orthographe… »
J’ai remporté le cahier dans ma chambre, je ne sais plus ce que j’en ai fait, en tout cas il a disparu, et je n’ai plus écrit une ligne…
— C’est un des rares moments de ton enfance dont il t’est arrivé parfois, bien plus tard, de parler…
— Oui, pour répondre, pour donner des raisons à ceux qui me demandaient pourquoi j’ai tant attendu avant de commencer à « écrire »… C’était si commode, on pouvait difficilement trouver quelque chose de plus probant : un de ces
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