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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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père et Véra n’avaient pas paru être en froid, comme cela arrivait parfois, quand ils avaient des visages figés, se parlaient à peine à table… Ce soir-là, ils avaient eu l’air de bien s’entendre… alors pourquoi ? d’où cela était-il venu ?
    Et pour la première fois, j’ai vu quelqu’un d’aussi familier, bien visible, connu que l’était pour moi Véra, devenir sous mes yeux quelqu’un de tout autre… des images, des bribes de récits qui étaient passés comme à distance d’elle, très loin, comme quelque part au large, revenaient, se plaquaient sur elle, la recouvraient… Elle est très gaie, affectueuse, même tendre… sa famille, ses amis l’aiment comme elle mérite d’être aimée… elle est toujours la première à vouloir s’amuser, à proposer d’aller en bande dans la forêt cueillir des fraises des bois, des champignons, elle sait bien les trouver, les reconnaître… elle adore danser, personne ne valse mieux, ne danse mieux là mazurka qu’elle… parfois on l’applaudit, elle reçoit un prix… ses carnets de bal, j’en ai vu dans ses tiroirs, attachés par une faveur bleue ou rose, sont toujours remplis, toutes les danses ont été retenues d’avance… elle s’évente en renversant en arrière son visage encore tout échauffé, tout rose, comme autrefois lorsqu’elle m’a fait tourner rue Boissonade, elle hoche la tête en souriant… Non, elle ne peut pas, elle doit refuser la prochaine valse à un de ces superbes officiers revêtus de l’uniforme blanc que j’ai admirés en feuilletant son album de famille… il y avait aussi la photographie de sa mère qui a un visage très bon, Véra l’aime tant qu’elle laisse rarement passer un jour sans lui écrire, et celle de son frère, de sa belle-sœur qui s’appelle Varia… Véra n’a pas de meilleure amie qu’elle… Et elle a quitté tout cela, elle est à l’autre bout du monde… Mais pourtant jamais je ne l’ai entendue regretter, se plaindre, même à son retour, quand elle était allée passer quelques jours à Moscou, près des siens… C’est qu’elle est si résolue, si dure pour elle-même… cette grande cicatrice qu’elle a sur son avant-bras à l’endroit ou à quatorze ans elle a été piquée par une vipère et où elle a aussitôt enfoncé ses dents, s’arrachant à elle-même un morceau de chair pour empêcher que le venin ne se propage… Il a fallu que ce soir elle soit amollie un peu, affaiblie, et c’est venu l’envahir, ce qu’elle a laissé là-bas, ça l’a emplie, ça s’est déversé d’elle en geignements, en larmes…
    Et mon père lui aussi se transforme, je le vois plus âgé, plus sombre, plus austère… elle ne l’appelle jamais par son prénom… est-ce parce qu’elle le respecte trop ? ou le redoute un peu ? j’ai parfois cette impression… mais pourquoi, je me le demande… et tous ces gens qui sont ici, des gens comme elle n’en a jamais vu, si différents de ceux qu’elle a connus… C’est eux qui la rendent toute raide et muette, quand elle est assise derrière le samovar, leur versant le thé, surveillant leurs assiettes… Ce qu’ils disent ? Elle ne l’écoute pas, ce n’est pas à elle qu’ils s’adressent… d’elle ils doivent penser… Bien sûr, c’est ça… elle doit s’imaginer… tandis qu’ils continuent à parler entre eux, lui sourient, tendent leurs verres et leurs tasses vers elle, inclinent la tête en les recevant, la remercient très poliment, elle pense qu’ils la trouvent…  
    — Mais là, je crois que tu te trompais, elle ne songeait pas à elle-même, à l’impression qu’elle leur faisait… C’était eux seuls qu’elle devait voir, si audacieux, n’hésitant jamais à donner leur avis, à discuter, sûrs d’être bien instruits et compétents, si lucides, si intelligents, si justes, toujours du bon côté…  
    — Oui, maintenant je l’aperçois, c’était ce qui devait surgir dans son esprit, quand après leur départ elle disait, comme si elle constatait chez eux une particularité, un trait qui les rendait risibles… « Ils ont bonne opinion de soi. »  

 
    « Vous raconterez votre premier chagrin. « Mon premier chagrin » sera le titre de votre prochain devoir de français. »  
    — N’est-ce pas plutôt rédaction qu’on disait à l’école communale ?  
    —  Peut-être… en tout cas, cette rédaction-là ou ce devoir de français ressort parmi les autres. Dès

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