Enfance
habitué, d’un nouveau venu, de son ton brusque, sans réplique : « Untel (ou Unetelle) a très bonne opinion de soi. » On sent que c’est là une constatation définitive, une condamnation sans appel… et cela provoque chez moi toujours le même étonnement, les mêmes questions : À quoi a-t-elle bien pu reconnaître ça ? Pourquoi, parmi tant d’autres jugements qu’on peut porter sur les gens, ce jugement-là est-il le seul qu’elle porte ? Et pourquoi y attache-t-elle tant d’importance ? Il me semble que tous tant qu’ils sont, elle les sépare en deux catégories : ceux qui ont bonne opinion de soi, et les autres.
— Pendant longtemps tu n’as pas cherché à découvrir ce que pouvait contenir ce jugement…
— Il me surprenait… Il me faisait éprouver de la sympathie, un peu d’envie à l’égard de ceux « qui avaient bonne opinion de soi »…
— N’étaient-ce pas ceux qui avaient été les plus animés, les plus intéressants ?
— C’est probable… Ce bref « Il (ou elle) a bonne opinion de soi », accompagné de ce petit bruit sec, km, km, que Véra émettait après le départ des invités donnait l’impression qu’elle soufflait sur la flamme d’une bougie, d’une lampe…
Toutes les chaises sont vides, les lumières sont éteintes, on peut se retirer, se reposer enfin…
C’est la première fois que j’y pense, jamais dans ce temps-là cela ne me venait à l’esprit, tant cela me paraissait naturel, allant de soi, mais ce qui me frappe maintenant, c’est qu’aussi bien au point de vue moral qu’au point de vue intellectuel, personne ne faisait entre les hommes et les femmes la moindre différence. J’avais le sentiment…
— Pas même le sentiment, tu n’en étais même pas consciente…
— C’est vrai, c’était plutôt l’absence de tout sentiment d’une inégalité quelconque.
— Pour ce qui est notamment de la dureté envers soi-même, de la bravoure, Véra, qui n’avait pris part à aucune action révolutionnaire, en avait montré beaucoup quand elle était infirmière volontaire pendant la guerre entre la Russie et le Japon.
Lorsque mon père y faisait allusion, elle l’arrêtait, agacée… « Oh je t’en prie, qu’est-ce que tu dis ? Je n’ai rien fait d’autre que ce qu’il fallait. »
En passant dans le couloir devant la porte de la chambre à coucher où Véra est allée se mettre au lit de bonne heure, comme elle aime le faire, pour « lire tranquillement un bon roman », tandis que mon père reste encore quelque temps dans son cabinet de travail, à compulser des revues de chimie, à prendre des notes, je perçois un bruit étrange… ça ne ressemble à rien de ce que j’ai jamais entendu… c’est comme des plaintes, comme des geignements… ou peut-être des sanglots retenus… mais il y a là quelque chose de si démuni, d’innocent… c’est comme une détresse, un désespoir d’enfant qui s’échappe de lui, il ne peut pas le retenir, ça s’arrache du fond de son âme… l’entendre seulement fait mal… J’ouvre la porte, la lumière est allumée, Véra est couchée dans son lit, tournée vers le mur, enfoncée jusqu’aux oreilles dans ses draps, on ne voit dépasser que ses cheveux châtains aplatis pour la nuit et réunis dans sa nuque en une natte qui lui donne l’air d’une petite fille…
Je m’approche, je me penche par-dessus le lit, je lui dis tout doucement : « Qu’est-ce que tu as ? Tu ne te sens pas bien ? je vois son visage violacé, détrempé, gonflé, un visage de gros bébé… Est-ce que je peux t’aider ? Veux-tu que je t’apporte à boire ? » Elle fait non de la tête, elle arrive à articuler : « Ce n’est rien, ça va passer »… Je soulève un coin du drap, j’essuie son visage, je caresse sa tête soyeuse et douce, toute tiède… et peu à peu elle s’apaise… Toujours sans se retourner, elle sort une main, elle la pose sur la mienne, elle serre mes doigts… je lui demande si elle veut que j’éteigne la lumière… « Non, non, ce n’est pas la peine, ne t’inquiète pas, ce n’était rien, je vais bien, je vais encore lire un peu… » Et je pars en refermant doucement la porte…
— Jamais un mot n’a plus été prononcé entre vous qui puisse rappeler cela.
— Et jamais je n’en ai dit mot à personne.
Après, je n’ai pas pu dormir, j’essayais de comprendre… mon
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