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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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vous a assené « Parce que ça ne se fait pas », on est… j’allais dire étourdi, assommé… C’est ce qu’on pourrait penser, mais en réalité une rage impuissante produisait en moi comme des trépignements, des gigotements… cette fureur aveugle, absurde que provoque un objet contre lequel on est venu se cogner durement, on a envie de le cogner à son tour, j’avais envie de taper dessus, de lui donner des coups. Mais rendre coup pour coup à « Parce que ça ne se fait pas », en lui assenant : « Et pourquoi ? Pourquoi ça ne se fait pas ? » Non, je ne le pouvais pas, je n’en avais pas le courage…  
    — Et pourtant le risque, vu de l’extérieur, n’était pas grand…  
    — Mais par contre, à l’intérieur de Véra, ce que ces mots pourraient provoquer… cette déflagration silencieuse, ce bouillonnement furieux, ces âcres ; fumées, ces coulées incandescentes… jamais je n’ai : osé volontairement déclencher cela, jamais je n’ai permis que parvienne jusqu’à son oreille, même proféré doucement, même chuchoté par moi : « Et pourquoi est-ce que ça ne se fait pas ? »  

 
    Quand viennent des amis, mon père se transforme. Il n’a plus son air fermé, il se détend, il s’anime, il parle beaucoup, il discute, il évoque des souvenirs, il raconte des anecdotes, il s’amuse et il aime amuser. Tous ceux qui sont assis autour de lui à la grande table ovale de la salle à manger le regardent avec sympathie, avec admiration, il est si spirituel, si intelligent… même maman m’a dit une fois, c’est une des rares remarques que je lui aie jamais entendu faire sur lui… « Ton père est très intelligent… »  
    — Elle l’a dit à propos de rien, un jour à Pétersbourg, d’un ton détaché, indifférent, comme si elle faisait là une simple constatation à laquelle elle n’attachait pas grande importance…  
    —  Si c’est un dimanche après-midi, Micha est là avec moi et il y a aussi ses parents et Monsieur et Madame Péréverzev, Monsieur Ivanov, un grand ami de mon père, et Monsieur Bilit qui a cette habitude d’arriver n’importe quel soir de la semaine à l’improviste, et s’il se trouve que c’est l’heure du dîner, on met pour lui un couvert de plus et Véra que son appétit insatiable étonne et amuse, même si le repas est assez copieux, lui fait préparer pour son dessert une énorme omelette aux confitures, son plat préféré. Monsieur Bilit est très fort en mathématiques. Il a perdu un bras, son bras gauche, dans je ne sais quel combat, quel attentat, et une main en bois gantée de cuir marron dépasse de sa manche. Il y a là encore deux sœurs assez âgées et d’autres invités que je connais moins, dont je me souviens moins bien.
    Quand je regarde ces femmes et ces hommes rassemblés autour de la table, des gens vieillissants, un peu mélancoliques et fatigués, je me dis qu’on ne pourrait jamais deviner à quel point ils sont hors du commun, des êtres extraordinaires, des révolutionnaires, des héros qui ont affronté sans flancher les plus terribles dangers, tenu tête à la police du tzar, lancé des bombes… ils ont marché « par étapes », les pieds enchaînés, jusqu’au fond de la Sibérie, ils ont été enfermés dans des cachots, condamnés à la pendaison, et ils ont attendu la mort avec sérénité, prêts, quand ils seraient au pied du gibet, quand le bourreau s’approcherait d’eux pour leur envelopper la tête de l’atroce cagoule, pour passer autour de leur cou la corde glissante enduite de savon, à crier une dernière fois Vive la Révolution ! Vive la liberté !
    Je les confonds tous dans la même admiration, mais celui que j’aime le plus, même davantage que les parents de Micha, et Monsieur et Madame Péréverzev que j’aime pourtant beaucoup, chez qui je vais souvent, c’est Monsieur Ivanov.
    On pourrait dire de son beau visage aux traits délicats, comme d’ailleurs de toute sa personne, qu’ils sont « pétris de bonté »… elle irradie des plis autour de ses lèvres, de ses yeux clairs délavés, et même des petites poches qu’il a sous les yeux…
    Monsieur Ivanov bégaie légèrement et cela lui donne quelque chose de plus doux encore, de désarmé, d’innocent… J’ai entendu raconter que c’est depuis qu’on est venu le réveiller dans sa cellule de condamné à mort et qu’on lui a annoncé que sa condamnation à la pendaison était commuée en

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