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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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il ne faut pas qu’une vilaine faute d’orthographe, un hideux bouton les enlaidisse. Et pour les relier entre eux il existe des règles strictes auxquelles on doit se conformer…, si je n’arrive pas à les retrouver dans ma grammaire, si le moindre doute subsiste, il vaut mieux ne pas y toucher, à ces mots, en chercher d’autres que je pourrai placer dans une autre phrase où ils seront à une place appropriée, dans le rôle qui leur convient. Même mes mots à moi, ceux dont je me sers d’ordinaire sans bien les voir, lorsqu’ils doivent venir ici acquièrent au contact des autres un air respectable, de bonnes manières. Parfois je glisse ici ou là un mot rare, un ornement qui rehaussera l’éclat de l’ensemble.
    Souvent les mots me guident dans mes choix… ainsi dans ce premier chagrin, le « bruissement sec » des feuilles d’automne que nous froissions en courant, en nous roulant dessus, mon petit chien et moi, m’ont fait, après avoir hésité, préférer pour nos jeux dans le jardin de mes grands-parents l’automne au printemps…
    —  Pourtant « les pousses tendres et les bourgeons duveteux » étaient bien séduisants…  
    — L’automne l’a emporté et je ne l’ai pas regretté… n’y ai-je pas trouvé « la douceur des rayons d’un soleil pâle, les feuilles d’or et de pourpre des arbres… ».  
    Derrière la porte fermée de ma chambre, je suis occupée à ce qu’il peut y avoir au monde de plus normal, de plus légitime, de plus louable, je fais mes devoirs, en ce moment il se trouve que c’est un devoir de français. Je n’en ai pas choisi le sujet, il m’a été donné, même imposé, c’est un sujet fait pour moi, à la mesure d’un enfant de mon âge… il m’est permis de m’ébattre à l’intérieur de ses limites, sur un terrain bien préparé et aménagé, comme dans la cour de récréation ou bien aussi, puisque ces ébats s’accompagnent de grands efforts, comme dans la salle de gymnastique.  
    Maintenant arrive le moment de concentrer toutes mes forces pour le grand bond… l’arrivée du train, son vacarme, sa vapeur brûlante, ses énormes yeux qui brillent. Et puis, quand le train est passé, entre les rails la touffe de poils blancs, la flaque de sang…
    Mais cela, je me retiens d’y toucher, je veux laisser les mots prendre tout leur temps, choisir leur moment, je sais que je peux compter sur eux… les derniers mots viennent toujours comme poussés par tous ceux qui les précèdent…
    Dans l’obscurité de la salle du cinéma de la rue d’Alésia, tandis que je regarde passer je ne sais plus quel film muet, accompagné d’une agréable, excitante musique, je les appelle, je les rappelle plutôt, ils sont déjà venus avant, mais je veux les revoir encore… le moment est propice… je les fais résonner… faut-il changer celui-ci de place ?… j’écoute de nouveau… vraiment la phrase qu’ils forment se déroule et retombe très joliment… encore peut-être un léger arrangement… et puis ne plus l’examiner, je risquerais de l’abîmer… il faut seulement s’efforcer de la conserver telle qu’elle est, ne pas en perdre un mot jusqu’au moment où je l’écrirai sur ma copie déjà mise au net, en allant à la ligne pour bien la faire ressortir dans toute sa beauté, en la faisant suivre du point final.
    Il ne me restera plus qu’à tracer à bonne distance de la dernière ligne un trait bien droit et net avec ma plume très propre et ma règle.
     
    — Jamais au cours de toute ta vie aucun des textes que tu as écrits ne t’a donné un pareil sentiment de satisfaction, de bien-être…
    Peut-être, plus tard, encore un autre devoir, celui sur les jouets…
    —  Un sujet de devoir de français en troisième au lycée. Cette impression d’accomplissement, là aussi, quand me venaient des mots délicieux, porteurs « d’effluves du passé, d’une odeur de moisissure qui m’était montée au visage lorsque seule dans le grenier de la vieille maison j’avais soulevé le lourd couvercle du coffre où gisaient pêle-mêle des jouets abandonnés, délabrés… un flot de souvenirs charmants… » j’écoutais enchantée chantonner sourdement dans mes phrases « une mélancolie retenue, une émouvante nostalgie… ».  
    — Maintenant c’était de Balzac surtout que les mots te venaient… Reconnais qu’entre la qualité de ses textes, de ceux de Boylesve ou de Theuriet et les tiens tu ne voyais

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