Enfance
détention à perpétuité qu’a commencé chez lui ce bégaiement. Bien sûr, il n’avait pas signé de recours en grâce. Jamais, malgré les supplications de ses parents et même les objurgations des juges, il n’a consenti à commettre une telle action. Comme d’ailleurs ne l’aurait jamais commise aucun de ceux qui sont à cette table. Quand on dit tout bas de quelqu’un qu’il a demandé au tzar de le gracier, c’est comme si on révélait qu’il porte secrètement une marque infamante.
Monsieur Ivanov est resté depuis l’âge de vingt ans jusqu’à quarante-cinq ans enfermé dans la forteresse de Schlüsselbourg, longtemps dans le plus complet isolement, avec pour seule lecture la Bible… J’entends souvent ces noms : forteresse de « Schlüsselbourg », de « Pierre et Paul », « Okhrana », « Cent Noirs »… et il est aussi beaucoup question de personnages suspects qui circulent dans « la Colonie », ils se font passer pour des révolutionnaires, mais ils sont peut-être des agents secrets de la police, des espions… Micha en voit partout et mon père dit en riant que Monsieur et Madame Agafonoff lui ont communiqué leur maladie, « l’espionnite »…
— Quand quelques années plus tard a éclaté la révolution et se sont ouverts les dossiers de l’Okhrana, on a pu constater que parfois ces soupçons étaient fondés.
— Mon père qui se moque de cette maladie, ne peut s’empêcher, quand quelqu’un lui déplaît, de s’emparer de lui et d’en faire un personnage si inquiétant, si compliqué et si comique que tous l’écoutent comme fascinés, enchantés de son humour, de ses trouvailles, de ses saillies… ses yeux sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame étincelante qui tranche… parfois dans le vif… parfois il me semble que c’est en moi aussi qu’elle atteint… c’est pourtant dans quelqu’un d’autre, que je connais à peine ou pas du tout qu’elle s’enfonce… mais je sens en moi son glissement froid… j’ai un peu mal, un peu peur… les autres sentent-ils cela comme moi ? Et Monsieur Ivanov ? lui dont mon père dit qu’il a un jugement si droit, si lucide ? Trouve-t-il que mon père va trop loin ?… Jusqu’ici il souriait de son sourire paisible et doux… mais là tout à coup on dirait que son sourire se fige un peu, dans ses yeux passe comme un mouvement, il me semble que quelque chose en lui se contracte, se rétracte… mais à peine… Quelqu’un arrête mon père gentiment…
« Là, je crois, cher Ilya Evseitch, que vous exagérez un peu… il n’est pas très sympathique, mais je le connais bien, ce n’est pas un si mauvais bougre… » Monsieur Ivanov, lui, hoche juste la tête d’un air indulgent, il doit considérer ces élans irrépressibles de mon père comme une grande personne regarde les ébats d’un enfant parfois un peu trop turbulent qui s’amuse, qui s’échauffe… mais il sait bien qu’il a un bon fond, qu’il n’est pas méchant… il sait que même si celui dont mon père vient de faire un si impitoyable portrait venait lui demander de l’aide, il oublierait d’un coup comment il le voyait, il ne verrait devant lui qu’un pauvre homme dans le besoin, il ne lui refuserait pas, il ne peut pas refuser…
— Véra essayait parfois de l’arrêter… « Tu donnes à n’importe qui, ils en profitent… Je t’assure que celui-là a plus de ressources que toi… » et il lui répondait, en haussant légèrement une épaule…
« Eh bien alors, tant mieux pour lui. »
— Véra est assise en face de mon père de l’autre : côté de la table, à la place que doit occuper la maîtresse de maison, derrière le grand samovar de cuivre. Elle verse le thé dans les tasses et les verres, les distribue, les reprend quand ils sont vides, rince leur fond au-dessus d’un petit bol placé sous le robinet, les remplit de nouveau, les tend, surveille sans cesse les assiettes de chacun, il faut surtout que personne ne manque de rien… jamais elle ne parle, à peine quelques mots, plutôt quelques monosyllabes, quelques rires brefs, par politesse… Est-ce qu’elle écoute seulement ce qui se dit ? Ses yeux fixes transparents qui font penser parfois aux yeux des chats, parfois aux yeux des fauves, s’arrêtent par moments sur tel ou tel visage… et après le départ des invités, elle dit, surtout de quelqu’un qui n’est pas un
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