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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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que la maîtresse nous a dit d’inscrire sur nos carnets « Mon premier chagrin », il n’est pas possible que je n’aie pas pressenti… je me trompais rarement… que c’était un « sujet en or »… j’ai dû voir étinceler dans une brume lointaine des pépites… les promesses de trésors…
    J’imagine qu’aussitôt que je l’ai pu, je me suis mise à leur recherche. Je n’avais pas besoin de me presser, j’avais du temps devant moi, mais j’avais hâte de trouver… c’est de cela que tout allait dépendre… Quel chagrin ?…  
    — Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes chagrins…  
    — De retrouver un de mes chagrins ? Mais non, voyons, à quoi penses-tu ? Un vrai chagrin à moi ? vécu par moi pour de bon… et d’ailleurs, qu’est-ce que je pouvais appeler de ce nom ? Et quel avait été le premier ? Je n’avais aucune envie de me le demander… ce qu’il me fallait, c’était un chagrin qui serait hors de ma propre vie, que je pourrais consid é rer en m’en tenant à bonne distance… cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l ’é prouvais… un sentiment…  
    — De dignité, peut-être… c’est ainsi qu’aujourd’hui on pourrait l’appeler… et aussi de domination, de puissance…  
    — Et de liberté… Je me tiens dans l’ombre, hors d’atteinte, je ne livre rien de ce qui n’est qu’à moi… mais je prépare pour les autres ce que je considère comme étant bon pour eux, je choisis ce qu’ils aiment, ce qu’ils peuvent attendre, un de ces chagrins qui leur conviennent…  
    — Et c’est alors que tu as eu cette chance d’apercevoir… d’où t’est-il venu ?  
    — Je n’en sais rien, mais il m’a apporté dès son apparition une certitude, une satisfaction… je ne pouvais pas espérer trouver un chagrin plus joli et mieux fait… plus présentable, plus séduisant… un modèle de vrai premier chagrin de vrai enfant… la mort de mon petit chien… quoi de plus imbibé de pureté enfantine, d’innocence.  
    Aussi invraisemblable que cela paraisse, tout cela je le sentais…  
    — Mais est-ce invraisemblable chez un enfant de onze, presque de douze ans… tu étais dans la classe du certificat d’études.  
    — Ce sujet a fait venir, comme je m’y attendais, plein d’images, encore succinctes et floues, de brèves esquisses… mais qui promettaient en se développant de devenir de vraies beautés… Le jour de mon anniversaire, oh quelle surprise, je saute et bats des mains, je me jette au cou de papa, de maman, dans le panier une boule blanche, je la serre sur mon cœur, puis nos jeux, où donc ? mais dans un beau grand jardin, prairies en fleur, pelouses, c’est celui de mes grands-parents où mes parents et mes frères et sœurs passent les vacances… et puis viendra l’horreur… la boule blanche se dirige vers l’étang…  
    — Cet étang que tu avais vu sur un tableau, bordé de joncs, couvert de nénuphars…  
    — Il faut reconnaître qu’il est tentant, mais voici quelque chose d’encore plus prometteur… la voie ferrée… nous sommes allés nous promener de ce côté, le petit chien monte sur le remblai, je cours derrière lui, je l’appelle, et voici qu’à toute vitesse le train arrive, l’énorme, effrayante locomotive… ici pourront se déployer des splendeurs…  
    Maintenant c’est le moment… je le retarde toujours… j’ai peur de ne pas partir du bon pied, de ne pas bien prendre mon élan… je commence par écrire le titre… « Mon premier chagrin »… il pourra me donner l’impulsion…
    Les mots parmi lesquels je me suis posée ne sont pas mes mots de tous les jours, des mots grisâtres, à peine visibles, assez débraillés… ces mots-ci sont comme revêtus de beaux vêtements, d’habits de fête… la plupart sont venus de lieux bien fréquentés, où il faut avoir de la tenue, de l’éclat… ils sont sortis de mes recueils de morceaux choisis, des dictées, et aussi…
    —  Était-ce des livres de René Boylesve, d’André Theuriet ou déjà de Pierre Loti ?  
    —  En tout cas ce sont des mots dont l’origine garantit l’élégance, la grâce, la beauté… je me plais en leur compagnie, j’ai pour eux tous les égards qu’ils méritent, je veille à ce que rien ne les dépare… S’il me semble que quelque chose abîme leur aspect, je consulte aussitôt mon Larousse,

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