Essais sceptiques
certaine mesure, ce moyen d’expression extrêmement modéré, reflète la sérénité avec laquelle il a affronté la vieillesse.
Nous terminerons par deux extraits de
Portraits from Memory
(Portraits de Mémoire) [1956], qui en sont l’illustration. Le premier est la conclusion d’un essai intitulé « Pensées à l’occasion de mon quatre-vingtième anniversaire » : « Je peux m’être trompé dans ma conception de la vérité pure, mais je n’avais pas tort de croire qu’elle existe et qu’elle mérite qu’on lui soit soumis. Il se peut que j’aie imaginé cette route qui mène à un monde libre et heureux, plus courte qu’elle n’est en réalité, mais je n’avais pas tort de penser que ce monde puisse exister et que la vie vaut la peine d’être vécue si on pense y accéder un jour. J’ai passé ma vie à poursuivre une vision à la fois personnelle et sociale. Personnelle, en recherchant ce qui est beau, ce qui est élevé, ce qui est noble, en faisant en sorte que les heures d’intuition apportent leur message aux heures plus terre à terre. Ma vision sociale me permit d’imaginer cette société où les êtres vivent librement et où meurent la haine, l’envie et l’avidité, faute d’être entretenues. Tout cela, je le pense ; et le monde, avec toutes ses horreurs, n’a pas réussi à ébranler mes convictions. »
Le second est la conclusion d’un essai sur « L’art de vieillir » :
« On voit des personnes âgées oppressées par la peur de la mort. Chez les jeunes ce sentiment est justifié. Les êtres jeunes, qui craignent avec juste raison d’être tués à la guerre, ont le droit d’être amers à la pensée qu’ils ont été frustrés de ce que la vie peut offrir de meilleur. Mais chez le vieil homme qui a connu les joies et les peines humaines, et a réalisé son œuvre selon ses possibilités, la peur de la mort semble quelque peu abjecte et ignoble. La meilleure façon de la surmonter, du moins me semble-t-il, est d’élargir progressivement ses centres d’intérêt, de reculer peu à peu les frontières du moi, jusqu’à confondre sa vie personnelle avec la vie universelle. Une existence individuelle est comme une rivière, petite à la source, qui coule étroitement entre ses rives, se précipite sur les rochers et retombe en cascades. Progressivement la rivière s’élargit, la berge disparaît, les eaux s’apaisent et à la fin, sans rupture apparente, elles se confondent avec la mer et perdent insensiblement leur existence propre. Celui qui dans sa vieillesse peut envisager ainsi sa destinée, ne redoutera pas la mort, puisque son œuvre sera continuée. Et sa faiblesse grandissant, la pensée du repos lui sera douce. Je souhaiterais mourir à la tâche, sachant que d’autres poursuivront le même but que moi, satisfait à la pensée que tout ce qui était humainement possible a été accompli ».
BERTRAND RUSSELL
ESSAIS
SCEPTIQUES
Illustrations originales
de
JAU. K. SCOB
I
INTRODUCTION :
DE LA VALEUR DU SCEPTICISME
JE DÉSIRE soumettre à l’examen bienveillant du lecteur une doctrine qui, je le crains, va paraître terriblement paradoxale et subversive. La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie. Je dois reconnaître, bien entendu, que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait complètement notre vie sociale et notre système politique ! Et comme tous les deux sont actuellement sans défauts, ma doctrine ne pourrait pas tenir contre eux ! Je me rends compte aussi – et c’est plus sérieux – qu’elle tendrait à diminuer les revenus des voyantes, des
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, des évêques, de tous ceux enfin qui tirent leur subsistance des espoirs irrationnels de gens n’ayant rien fait pour mériter le bonheur dans ce monde ou dans l’autre. Malgré ces graves objections, je pense qu’on peut trouver des arguments en faveur de mon paradoxe, et je tâcherai de les mettre en évidence.
Tout d’abord, je vais écarter la possibilité d’être pris pour un extrémiste. Je suis un Whig britannique, et j’ai l’amour britannique du compromis et de la modération. On raconte une anecdote sur Pyrrhon, le fondateur du pyrrhonisme (lequel est l’ancien nom du scepticisme). Il affirmait que nous ne savons jamais assez pour être sûrs qu’une manière d’agir est plus sage qu’une autre : dans sa
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