Essais sceptiques
attribué à Bertrand Russell, selon le bref exposé des motifs rendu public, « en hommage à son œuvre philosophique aussi riche qu’importante, qui fait de lui un défenseur de l’humanité et de la liberté de pensée ». Le rapporteur consulté, professeur de philosophie à l’Université de Stockholm, après une analyse circonstanciée de sa vaste production philosophique, scientifique, historique, sociologique et politique, arrive à la conclusion que Russell supporte bien la comparaison avec les deux ou trois écrivains « non littéraires » – Mommsen, Eucken et Bergson – auparavant honorés du Prix Nobel de littérature. Si l’Académie suédoise voulait distinguer de la même façon la culture intellectuelle de l’Angleterre, elle n’en pourrait trouver un représentant plus digne que Bertrand Russell. Il aurait été l’un des premiers d’une génération d’écrivains – tels que G.B. Shaw, H.G. Wells et J.M. Keynes – qui avaient contribué à créer en Angleterre un climat nouveau succédant au « victorianisme » suranné et pétrifié. Sur le plan philosophique il serait le représentant le plus remarquable, actuellement vivant, de sa longue tradition empirique anglaise, une tradition de sens commun, d’idées claires et d’humanisme libéral. Grâce à lui, cette tradition commençait à gagner du terrain aussi en dehors de son pays natal. Dans le monde anglo-saxon tout entier, il serait l’un des plus lus parmi les écrivains qui étaient porteurs d’un message valable et qui savaient s’exprimer en une prose accessible à tout homme cultivé.
Aussi la presse, en Suède et ailleurs, salua le nouveau lauréat avec beaucoup de courtoisie. Par-ci par-là, on ne dissimula pas une vive déception que « le plus grand des écrivains non littéraires contemporains » – c’est ainsi qu’un grand journal libéral de Stockholm,
Dagens Nyheter
, appelait l’éminent historien sir Winston Churchill – eût dû céder le pas à un compatriote, certes assez haut en couleur et fort respectable, mais qui aurait pu être aussi bien, sinon mieux encore, récompensé par un Prix Nobel de la Paix.
Dans la presse anglaise de gauche, la satisfaction est générale sans atteindre de hautes températures. Quant à l’officieux
Times
il enregistre le fait sans commentaires, et pareillement
The Daily Telegraph
, principal organe conservateur.
Plus explicites sinon plus variées sont les réactions de la presse américaine. Ainsi le
New York Herald Tribune
fait une sorte de rapprochement des deux lauréats de l’année. Le prix de Bertrand Russell représente peut-être – selon un éditorialiste de ce journal – une tentative de contrebalancer celui de William Faulkner. « Mr. Russell, apôtre de la liberté et philosophe tourné vers l’actualité, continue ce commentateur, est un des maîtres les plus brillants de la pensée anglaise. Bien qu’il ait senti la nécessité de nous avertir du désastre qui nous menace, il a offert à l’humanité plus d’espoir que Mr. Faulkner. Mr. Russell a fait comprendre à ses lecteurs que l’homme moderne reste maître de son destin, même dans un monde aujourd’hui non maîtrisé. Si l’homme est en proie à l’inquiétude et à la souffrance actuellement, c’est la conséquence de sa propre stupidité et de sa mauvaise volonté. Là-dessus, le grand philosophe et le simple citoyen – même habitant la petite ville d’Oxford, celle de l’État de Mississippi rendue célèbre par Mr. Faulkner – pourraient sans doute s’entendre. Sur cette base-là, au moins, il paraît tout à fait loisible d’approuver les deux Prix Nobel décernés par l’Académie suédoise ».
Dans son discours prononcé à l’occasion de la remise du Prix au noble lord, M. Anders Österling, secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise, ne lui ménage pas les éloges. Il rappelle que, depuis un demi-siècle, Bertrand Russell est resté au centre du débat public par une œuvre extrêmement variée, de dimensions imposantes. Bien que les recherches du lauréat sur les fondements de notre intelligence et la logique mathématique aient été comparées à celles de Newton dans le domaine de la mécanique, ce n’est pas en premier lieu pour ces exploits purement scientifiques, mais pour d’autres raisons, souligne l’orateur, que le Prix Nobel lui a été attribué. Ce qui a semblé important aux yeux de l’Académie, c’est plutôt le fait que
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