Essais sceptiques
jeunesse, un après-midi qu’il faisait sa promenade quotidienne, il aperçut son maître de philosophie, auquel il avait emprunté ses principes, la tête plongée dans un fossé et impuissant à se dégager. Après l’avoir contemplé quelque temps, il continua sa promenade, considérant qu’il n’y avait pas une raison suffisante de penser qu’il ferait une bonne action en retirant le vieillard du fossé. D’autres, moins sceptiques, le sauvèrent et reprochèrent à Pyrrhon sa cruauté. Mais son maître, fidèle à ses principes, le loua pour sa logique. Or, je ne défends pas un scepticisme aussi héroïque. Je suis prêt à admettre les croyances ordinaires du sens commun, en pratique, sinon en théorie. Je suis prêt à reconnaître tout résultat scientifique bien établi, non comme absolument vrai, mais comme suffisamment probable pour fournir la base d’une action rationnelle. Quand on prédit une éclipse de lune pour une certaine date, je pense que cela vaut la peine d’aller voir et de se convaincre si elle se produit. Pyrrhon n’aurait pas pensé ainsi. Pour cette raison, je me crois justifié si j’affirme que je défends une position moyenne.
Il y a des sujets sur lesquels s’accordent ceux qui les ont étudiés : par exemple, les dates des éclipses. Il y en a d’autres sur lesquels les spécialistes ne sont pas d’accord. Même quand ils sont tous d’accord, ils peuvent bien se tromper. L’opinion d’Einstein sur l’importance de la déviation subie par la lumière sous l’influence de la gravitation aurait été rejetée par tous les spécialistes il y a vingt ans, et pourtant c’est elle qui s’est trouvée vraie. Néanmoins, l’opinion des spécialistes, quand elle est unanime, doit être considérée par les non-spécialistes comme plus probablement vraie que l’opinion opposée. Le scepticisme dont je suis partisan se ramène à ceci seulement : 1 o : que lorsque les spécialistes sont d’accord, l’avis opposé ne peut être considéré comme certain ; 2 o : que lorsqu’ils ne sont pas d’accord, aucun avis ne peut être considéré comme certain par le non-spécialiste ; et, 3 o : que lorsqu’ils estiment tous qu’il n’y a aucune raison suffisante pour un avis certain, l’homme ordinaire ferait bien de suspendre son jugement.
Ces propositions peuvent sembler modérées ; pourtant, si on les mettait en pratique, elles révolutionneraient complètement la vie humaine.
Les opinions pour lesquelles les hommes acceptent de se battre et de se persécuter appartiennent toutes à l’une des trois catégories que notre scepticisme condamne. Quand il existe des raisons logiques pour une opinion, les hommes se contentent de les mettre en avant et d’attendre qu’elles aient leur effet. Dans ces cas, les hommes ne soutiennent pas leurs opinions avec passion ; ils les soutiennent avec calme, et produisent leurs raisons avec tranquillité. Les opinions auxquelles se mêle la passion sont celles qui ne peuvent jamais être soutenues par de bonnes raisons ; en vérité, le degré de la passion mesure le manque de conviction rationnelle. Les opinions politiques et religieuses sont toujours teintées de passion. Sauf en Chine, on considère partout qu’un homme n’est qu’une pauvre créature s’il n’a pas d’opinions très fortement arrêtées sur ces questions ; les hommes haïssent les sceptiques beaucoup plus que les défenseurs des opinions contraires aux leurs. On croit que les exigences de la vie pratique réclament des opinions sur ces questions et que si nous devenions plus rationnels, l’existence sociale serait impossible. Je crois que le contraire est vrai, et j’essaierai d’expliquer pourquoi j’ai cette croyance.
Prenez, par exemple, la question du chômage après 1920. Un parti considérait qu’il était dû à la faiblesse des
trade-unions
, un autre l’attribuait à la ruine sur le Continent. Un troisième, tout en reconnaissant que ces causes jouaient un certain rôle, attribua la plus grande partie du mal à la politique de la Banque d’Angleterre qui essayait d’accroître la valeur de la livre sterling. La plupart des spécialistes se tenaient à cette dernière opinion, mais personne d’autre. Les politiciens ne trouvent pas intéressante une opinion qui ne se prête pas à des déclamations de parti, et le commun des mortels préfère des opinions qui attribuent son malheur aux machinations de ses ennemis. Par
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