Essais sceptiques
institutions chrétiennes, mais défendait l’éthique chrétienne, du moins en ce qui concerne les deux premiers commandements sur lesquels « toute la Loi et les Prophètes prennent appui » ; à cet égard il est le dernier des Éminents Victoriens. Si, comme il l’a soutenu, la religion n’est pas affaire de savoir, mais de sentiment, il est alors un
homo naturaliter Christianus
, un chrétien par nature, sinon par raison. Ainsi T.S. Eliot a judicieusement intitulé sa critique de
Why I am not a Christian
(Pourquoi je ne suis pas Chrétien) : « Pourquoi Mr. Bertrand Russell est un Chrétien ».
Le passage cité plus haut exprime les sentiments de cet homme qui, lorsqu’il reçut le Prix Nobel en 1950, fut félicité pour « la variété et l’importance de ses œuvres, dans lesquelles il apparaît toujours comme le défenseur de l’humanité et de la liberté de pensée ». Par deux fois au moins dans sa vie, Russell s’est comporté de façon telle qu’il défia l’autorité gouvernementale ; et dans les deux cas, le gouvernement a trouvé « des raisons impérieuses » pour s’opposer à lui. Néanmoins on sent que Russell, comme Socrate, a du respect pour la loi à laquelle il doit obéissance et que sa conduite, tout en suscitant des critiques, réveille la conscience morale de l’humanité à une époque où s’installe l’indifférence morale.
En 1927, Russell fonda en collaboration avec Dora, sa seconde femme, une école à Becon Hill, Petersfield. De tendance progressiste, elle souleva beaucoup de critiques. Cette expérience fut sa seule contribution pratique à la réforme de l’enseignement ; mais presque tous ses écrits, exception faite de la logique et des mathématiques, avaient eu une portée pédagogique. C’est alors qu’il reprend le point de vue systématique, rejeté en philosophie, pour élaborer des théories visant à former la personnalité tout entière. En outre, ses expériences en matière d’éducation ont beaucoup contribué, peut-être même plus que ses incursions dans la politique, à affermir sa croyance en la démocratie ; car bon nombre de ses contemporains, des Fabiens comme Shaw et les Webb et des catholiques comme Belloc, se sont de temps à autre laissé séduire par l’autoritarisme. « La défense de l’État dans tout pays civilisé dépend autant des enseignants que des forces armées. La défense de l’État est souhaitable, excepté dans les pays totalitaires, et le simple fait d’utiliser l’éducation à cette fin n’est pas répréhensible en soi. Il ne devient objet de critique que si l’État défend l’obscurantisme et fait appel à des passions déraisonnables. Ces méthodes sont tout à fait inutiles si l’État mérite qu’on le défende. Néanmoins ceux qui n’ont pas une véritable connaissance de l’éducation ont tendance à les adopter. On croit communément que l’uniformité d’opinion et la suppression de la liberté font les nations fortes. On entend dire et redire que la démocratie affaiblit une nation en guerre, bien que dans toutes les guerres importantes depuis 1700, la victoire ait toujours été dans le camp le plus démocratique. » (Les fonctions d’un professeur,
Unpopular Essays
, (Essais Impopulaires) [1950]).
Jusqu’à l’âge de 90 ans, Russell conserva une activité surprenante
Bien qu’en 1935 il cessât toute activité dans son école, Russell n’abandonna pas pour autant l’enseignement. Non seulement il fut titulaire de chaires dans plusieurs pays, mais il a influencé des auditoires divers par son éloquence et son esprit. Il était d’une activité et d’une résistance physique surprenantes. Il a parcouru le monde. En 1948, en plein vol vers la Norvège, où il devait faire une conférence sur « la prévention de la guerre », son avion s’écrasa : Russell, malgré son lourd pardessus, nagea quelque temps, jusqu’à l’arrivée des secours. Pendant la crise cubaine de 1962, sa maison du Pays de Galles devint un centre important pour les négociations internationales : malgré ses quatre-vingt-dix ans, Russell veillait jusqu’à n’importe quelle heure et il lui arriva de ne pas se coucher du tout, pour envoyer des télégrammes à Krouchtchev et à Kennedy, et répondre à une armée de journalistes. Mais le fait de s’occuper des affaires publiques n’a pas interrompu non plus ses travaux philosophiques. En 1954, il suscita un grand remous dans les milieux
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