Essais sceptiques
conséquent, les hommes luttent pour ou contre des mesures tout à fait inapplicables, tout en se gardant bien d’écouter les quelques hommes dont l’opinion est rationnelle, mais qui ne flattent les passions de personne. Pour faire des convertis, il aurait fallu persuader les gens que la Banque d’Angleterre est malfaisante. Pour convertir les travaillistes, il aurait fallu prouver que les directeurs de la Banque d’Angleterre sont hostiles au trade-unionisme ; pour convertir l’évêque de Londres il aurait fallu prouver qu’ils sont « immoraux ». On en aurait tiré cette conséquence que leurs opinions sur le change sont erronées.
Prenons un autre exemple. On dit souvent que le socialisme est contraire à la nature humaine, et cette affirmation est niée par les socialistes avec la même ardeur qu’elle est répétée par leurs adversaires. Feu le D r Rivers, dont on ne peut assez déplorer la mort, a discuté cette question dans une conférence faite à University College et publiée dans son livre posthume sur
La Psychologie et la Politique.
C’est la seule discussion sur cette matière qui, à ma connaissance, puisse prétendre à être scientifique. Elle met en avant certaines données anthropologiques qui prouvent que le socialisme n’est pas contraire à la nature humaine en Mélanésie ; elle souligne ensuite le fait que nous ne savons pas si la nature humaine est la même en Mélanésie qu’en Europe ; et elle conclut que le seul moyen de savoir si le socialisme est contraire à la nature humaine en Europe est de l’essayer. Il est intéressant de noter que, sur la base de cette conclusion, il a accepté d’être candidat travailliste. Mais il n’aura certainement rien ajouté à l’ardeur et à la passion qui caractérisent habituellement les controverses politiques.
J’oserai maintenant aborder un sujet dont les gens croient qu’il est encore plus difficile de le traiter sans passion, à savoir : les coutumes du mariage. La masse de la population de chaque pays est persuadée que toute coutume de mariage qui diffère des siennes est immorale et que ceux qui combattent cette opinion ne le font que pour justifier les dérèglements de leur propre vie. Aux Indes, le nouveau mariage des veuves est considéré par la tradition comme une chose trop horrible à envisager. Dans les pays catholiques, on considère le divorce comme abominable, mais certaines dérogations à la fidélité conjugale sont tolérées, du moins chez les hommes. En Amérique, le divorce est facile, mais des rapports extra-conjugaux sont condamnés avec la plus extrême sévérité. Les musulmans admettent la polygamie, que nous, nous croyons dégradante. Ces diverses opinions sont soutenues avec la plus grande véhémence, et on persécute très cruellement ceux qui les enfreignent. Cependant personne ne fait la moindre tentative pour prouver que la coutume de son pays contribue davantage au bonheur humain que la coutume d’un autre pays.
Si nous ouvrons un livre qui traite ce sujet scientifiquement, comme, par exemple,
l’Histoire du Mariage humain
, par Westermarck, nous y trouvons une atmosphère extraordinairement différente de celle des préjugés populaires. Nous apprenons que toutes sortes de coutumes ont existé, dont plusieurs sont telles que nous les aurions considérées comme incompatibles avec la nature humaine. Nous pensons que nous pouvons comprendre la polygamie comme une coutume imposée aux femmes par des oppresseurs mâles. Mais que dirons-nous de la coutume tibétaine selon laquelle une femme a plusieurs maris ? Et pourtant des voyageurs au Tibet nous affirment que la vie de famille y est au moins aussi harmonieuse qu’en Europe. Quelques pages d’un tel livre ne peuvent manquer d’amener au scepticisme n’importe quel homme impartial, puisque rien ne semble nous permettre d’affirmer qu’une coutume de mariage est meilleure ou pire qu’une autre. Presque toutes impliquent de la cruauté et de l’intolérance envers ceux qui manquent de respect au code local, mais autrement elles n’ont rien de commun. Il semble que le péché est une notion géographique. De cette conclusion, il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à la conclusion, plus radicale, que la notion du « péché » est illusoire et que la cruauté pratiquée habituellement dans les châtiments est complètement inutile. Mais c’est justement cette conclusion qui répugne à tant d’esprits, car infliger
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