Essais sceptiques
à l’époque de Charles II on considérait la cathédrale comme une chose plus importante. Les besoins émotionnels qui autrefois étaient satisfaits d’une manière admirable esthétiquement, trouvent maintenant des expressions de plus en plus triviales : en règle générale, la danse et la musique de danse de notre époque n’ont pas de valeur artistique, excepté le ballet russe qui est importé d’une civilisation moins moderne. J’ai peur que le déclin de l’art ne soit inévitable ; il est dû à notre manière de vivre plus prudente et plus utilitaire que celle de nos ancêtres.
J’imagine que dans cent ans d’ici toute personne bien éduquée connaîtra beaucoup de mathématiques, une bonne quantité de biologie et saura énormément de choses sur la construction des machines. Sauf pour quelques personnes, l’éducation deviendra de plus en plus « dynamique », c’est-à-dire enseignera aux gens plutôt à faire qu’à penser et à sentir. On saura accomplir toutes sortes de tâches avec une habileté extraordinaire, mais on sera incapable de considérer rationnellement la question de savoir s’il valait la peine d’accomplir ces tâches. Il y aura probablement une caste officielle de « gens de pensée » et une autre de « gens de sentiment », celle-là héritera de la
Royal Society
et celle-ci sera une fédération de la
Royal Academy
et de l’Épiscopat. Les résultats obtenus par les « penseurs » seront la propriété du gouvernement et ne seront révélés qu’au ministère de la Guerre, à l’Amirauté ou au ministère de l’Air, selon les cas ; peut-être aussi au ministère de l’Hygiène publique, si, avec le temps, un de ses devoirs sera de semer des maladies dans des pays ennemis. Les « gens de sentiment » officiels devront décider quelles émotions il faudra propager dans les écoles, les théâtres, les églises, etc., bien que les moyens de causer les émotions désirables soient l’affaire des Penseurs officiels. Comme les écoliers sont pervers, on croira désirable que les décisions des « gens de sentiment » officiels restent aussi des secrets du gouvernement. Il serait pourtant permis d’exposer des tableaux ou de prêcher des sermons approuvés par le Comité des Censeurs
(Board of Elder Censors).
Il est probable que la presse quotidienne sera tuée par la Radio. Un certain nombre d’hebdomadaires survivront peut-être pour l’expression des opinions minoritaires. Mais la lecture peut devenir une pratique rare ; elle sera remplacée par l’audition d’un gramophone ou d’une invention meilleure qui peut le remplacer. De même, l’écriture dans la vie ordinaire cédera la place au dictaphone.
Si les guerres sont éliminées et si la production est organisée scientifiquement, il est probable que quatre heures de travail par jour suffiront à donner du confort à tout le monde. La question sera ouverte de savoir s’il faut travailler quatre heures et jouir des loisirs ou s’il faut travailler davantage pour jouir du luxe. Il est probable que les uns choisiront la première solution, et d’autres, la seconde. La plupart des gens passeront sans doute leurs heures de loisirs à danser, à assister aux matches de football et à aller au cinéma. Les enfants ne seront pas un souci, puisque l’État s’en occupera ; les maladies seront très rares ; la vieillesse sera ajournée par le rajeunissement presque jusqu’au jour de la mort. Ce sera un paradis hédoniste où presque tout le monde trouvera la vie si ennuyeuse qu’elle sera à peine supportable.
Il est à craindre que dans un tel monde les impulsions destructives deviennent irrésistibles. Le Club du Suicide de R.L. Stevenson pourrait y prospérer ; des sociétés secrètes consacrées au meurtre artistique pourraient s’y développer. Dans le passé, la vie était sérieuse à cause du danger, et elle était intéressante parce qu’elle était sérieuse. Sans danger, si la nature humaine ne change pas, la vie perdra sa saveur et les hommes auront recours à toutes sortes de vices décadents dans l’espoir d’avoir ainsi un peu de sensations.
Ne peut-on échapper à ce dilemme ? Les aspects les plus sombres de la vie sont-ils nécessaires pour ce qu’elle a de meilleur ? Je ne pense pas ainsi. Si la nature humaine était inchangeable, comme le supposent encore les ignorants, la situation serait en effet désespérée. Mais nous savons maintenant, grâce aux
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