Essais sceptiques
psychologues et aux physiologistes que ce qui passe pour la « nature humaine » n’est « nature » que pour un dixième tout au plus, et que les autres neuf dixièmes ressortissent de l’éducation. Ce qu’on appelle la nature humaine peut être presque complètement changé par l’éducation des premières années. Et il serait possible de la changer de manière à sauvegarder le sérieux de la vie sans l’épice du danger, si on consacrait à cette affaire de la pensée et de l’énergie. Deux choses sont nécessaires dans ce but : le développement des impulsions constructives chez les jeunes et des occasions pour qu’elle puissent s’exercer dans la vie adulte.
Jusqu’ici, la défense et l’attaque fournirent la plus grande part de ce qui est sérieux dans la vie. Nous nous défendons nous-mêmes contre la pauvreté, nous défendons nos enfants contre un monde indifférent, notre pays contre des ennemis nationaux ; nous attaquons, par des paroles ou des faits, ceux que nous considérons comme hostiles ou dangereux. Mais il est d’autres sources émotionnelles qui peuvent être aussi puissantes. Les émotions de la création esthétique ou de la découverte scientifique peuvent être aussi intenses et absorbantes que l’amour le plus passionné. Et l’amour lui-même, bien qu’il soit avide et oppressif, peut aussi être créateur. Avec une éducation juste, un très grand pourcentage de l’humanité pourrait trouver le bonheur dans une activité créatrice, à condition qu’il en existe une qui soit valable.
Cela nous amène à notre deuxième exigence. Il faut qu’il y ait de la place pour l’initiative constructrice et non seulement pour des ouvrages utiles commandés par une autorité supérieure. Il faut qu’il n’y ait aucune barrière à la création artistique ou intellectuelle, ni à des rapports humains constructifs, ni à des pensées concernant l’amélioration possible de la vie humaine. Si tout cela est réalisé, et si l’éducation est comme elle devrait être, il y aura encore de la place pour une vie sérieuse et vaillante pour tous ceux qui en sentiront le besoin. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, une communauté organisée de manière à éliminer les plus grands maux de la vie telle que nous la connaissons, pourrait être stable, car elle satisferait ses membres les plus énergiques.
Je crois que cette question est celle, je dois l’avouer, que notre civilisation ne saura pas résoudre d’une manière juste. On a besoin de beaucoup d’organisation, et quand il en faut tant, on finit presque sûrement par en avoir plus qu’il n’en faudrait. Le mal que cela produira consistera dans la diminution du nombre d’occasions où l’initiative individuelle pourra s’exercer. De vastes organisations produisent un sentiment d’impuissance chez l’individu, qui conduit à un affaiblissement de l’effort. On pourra éviter ce danger si les administrateurs s’en rendent compte, mais c’est un danger dont la plupart des administrateurs sont constitutionnellement incapables de se rendre compte. Dans chaque plan soigneusement établi pour organiser la vie humaine, il est nécessaire d’injecter une certaine dose d’anarchisme suffisante pour empêcher l’immobilité qui conduit au dépérissement, mais insuffisante à provoquer la rupture. C’est un problème délicat, non insoluble théoriquement, mais il est à peine probable qu’il soit résolu au milieu du chaos des affaires pratiques.
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