Essais sceptiques
fausseté du pragmatisme sous cette forme.
Il est curieux de constater que les pragmatistes aient salué Bergson comme un allié ; en apparence, sa philosophie est exactement l’antithèse de la leur. Tandis que les pragmatistes enseignent que l’utilité est le critère de la vérité, Bergson, au contraire, affirme que notre intelligence, façonnée par nos besoins pratiques, ignore tous les aspects de l’univers qu’il n’est pas avantageux de connaître et qu’en réalité elle est un obstacle pour la connaissance de la vérité. Il croit que nous avons une faculté appelée « l’intuition », dont nous pouvons nous servir si nous nous en donnons la peine et qui nous permettra de connaître, du moins théoriquement, tout le passé et le présent, bien qu’apparemment elle ne puisse nous donner aucun renseignement sur l’avenir. Mais puisque trop de science nous encombrerait, nous avons perfectionné notre cerveau dont la fonction principale est d’oublier. Sans le cerveau, nous nous souviendrions de tout ; grâce à son activité de tamisage, nous ne nous rappelons que ce qui est utile, et d’une manière fausse. Pour Bergson, l’utilité est la source de l’erreur ; on atteint la vérité par une contemplation mystique d’où toute pensée d’un avantage pratique est absente. Malgré cela, Bergson, tout comme les pragmatistes, préfère l’action à la raison, Othello à Hamlet ; il croit qu’il vaut mieux tuer Desdémone, guidé par l’intuition, que laisser vivre le roi, guidé par l’intelligence. C’est cela qui fait que les pragmatistes le considèrent comme leur allié.
Les Données immédiates de la Conscience
de Bergson furent publiées en 1889, et
Matière et Mémoire
, en 1896. Mais sa grande célébrité date de
l’Évolution créatrice
(1907) ; ce livre n’est pas meilleur que les précédents, mais il contient moins d’argumentation et plus de rhétorique, si bien qu’il eut un effet plus convaincant. Il n’y a pas dans ce livre, depuis le commencement jusqu’à la fin, un seul raisonnement, donc un seul mauvais raisonnement ; il ne contient qu’une peinture poétique qui fait appel à l’imagination. Rien dans ce livre ne peut nous aider à nous faire une idée de la vérité ou la fausseté de la philosophie qu’il enseigne ; Bergson laisse à d’autres le soin de résoudre cette question qu’on pourrait pourtant croire assez importante. Mais selon ses propres théories, il a raison à procéder ainsi, puisqu’on atteint la vérité par l’intuition et non par l’intelligence : elle n’est donc pas matière à raisonnement.
Une grande partie de la philosophie bergsonienne n’est que du mysticisme traditionnel exprimé en un langage un peu nouveau. La doctrine de l’interpénétration, selon laquelle les divers objets ne sont pas réellement séparés, mais ne sont conçus ainsi que par l’intelligence analytique, se trouve dans toutes les mystiques, orientales ou occidentales, depuis Parménide jusqu’à Bradley. Bergson a donné une apparence de nouveauté à cette doctrine par deux stratagèmes. Premièrement, il apparente « l’intuition » à l’instinct animal ; il insinue que c’est grâce à l’intuition que la guêpe Ammophila peut piquer la larve où elle dépose ses œufs, et de manière à la paralyser sans la tuer. (Cet exemple n’est pas heureux, puisque le Docteur et M me Peckham ont prouvé que cette pauvre guêpe n’est pas plus infaillible qu’un simple savant avec son intelligence étourdie). Cela donne une saveur de science moderne à son enseignement et lui permet d’avancer des exemples zoologiques qui font croire aux naïfs que ses opinions sont fondées sur les derniers résultats de la science biologique. En second lieu, il appelle « espace » la qualité des choses (telles qu’elles apparaissent à l’intelligence analytique) d’être séparées les unes des autres, et il appelle « temps » ou « durée » leur interpénétration révélée par l’intuition. Cela lui permet de dire beaucoup de choses nouvelles sur le « temps » et « l’espace » qui semblent très profondes et originales quand elles doivent s’appliquer à ce qu’on entend ordinairement par ces mots. « La matière » étant ce qui est dans « l’espace » n’est naturellement qu’une fiction de notre intelligence, et nous la concevons comme telle dès que nous nous plaçons au point de vue de l’intuition.
Dans
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