Essais sceptiques
l’avantage ou le désavantage qu’elle vous a donné, mais par un « fait », la sensation auditive donnée par le tonnerre. Les pragmatistes s’attaquent surtout aux croyances que nous ne pouvons pas vérifier par des faits de notre expérience. La plupart de nos croyances quotidiennes concernant des affaires terrestres, par exemple, que l’adresse d’un tel est telle, peuvent se vérifier par notre expérience, et dans ces cas-là le critère pragmatiste est inutile. Dans beaucoup de cas, comme dans notre exemple du tonnerre, il est même complètement inapplicable, puisque la croyance vraie n’a aucun avantage pratique sur la fausse et rien n’est aussi avantageux que de penser à autre chose. C’est un défaut commun à tous les philosophes d’aimer des exemples « sublimes » de préférence à ceux qui viennent de la vie ordinaire de tous les jours.
Bien que le pragmatisme ne contienne pas la vérité philosophique ultime, il a certains mérites importants. Premièrement, il se rend compte que la vérité que
nous
pouvons atteindre est une vérité purement humaine, faillible et changeante comme tout ce qui est humain. Ce qui est en dehors du cycle des événements humains n’est pas du domaine de la vérité, mais de celui du fait (d’une certaine espèce). La vérité est une propriété des croyances et les croyances sont des faits psychiques. De plus, leurs rapports avec les faits n’ont pas cette simplicité schématique que revêt la logique ; c’est le deuxième mérite du pragmatisme que d’avoir insisté sur ce point. Les croyances sont vagues et complexes et ne s’appliquent pas à un fait précis, mais à de vagues régions de fait. C’est pourquoi, les croyances, différentes des propositions schématiques de la logique, ne s’opposent pas nettement en tant que vraies et fausses, mais sont un mélange de vérité et de fausseté ; elles sont de diverses nuances de gris, mais ne sont jamais blanches ou noires. Ceux qui parlent avec révérence de la « vérité » feraient mieux de parler du
fait
et de se rendre compte que les qualités dignes de révérence auxquelles ils rendent hommage ne se trouvent pas dans les croyances humaines. Cette attitude présente des avantages théoriques et pratiques, puisque les gens se persécutent les uns les autres parce qu’ils croient qu’ils connaissent la « vérité ».
En langage psychanalytique, on peut dire que n’importe quel « grand idéal » invoqué avec terreur sert en réalité de prétexte pour faire souffrir des ennemis. Le bon vin n’a pas besoin de bouchon !
Cependant, en pratique, le pragmatisme a un côté inacceptable. Il dit que la vérité est ce qui « rapporte » comme croyance. Or, on peut faire « rapporter » une croyance par le code criminel. Au XVII e siècle, le catholicisme rapportait dans les pays catholiques, et le protestantisme, dans les pays protestants. Des gens énergiques peuvent fabriquer de la « vérité » en faisant persécuter des opinions autres que les leurs. Ces conséquences suivent des formes exagérées prises par le pragmatisme. Même en admettant, ainsi qu’enseignent les pragmatistes, que la vérité a des degrés et qu’elle est une propriété d’événements purement humains, notamment des croyances, il ne s’ensuit pas encore que le degré de vérité possédée par une croyance dépend de conditions purement humaines. En augmentant le degré de vérité de nos croyances, nous nous approchons d’un idéal et cet idéal est déterminé par les faits que nous ne contrôlons que dans une mesure très limitée ; et encore ne s’agit-il que de certains faits de second ordre qui ont lieu sur une certaine planète et même sur une très petite partie de sa surface. La théorie du pragmatisme dérive de la pratique du marchand qui faisant de la publicité et répétant continuellement que ses pilules valent une guinée la boîte, rend les gens disposés à les payer un demi-shilling, et qui de cette manière rend son affirmation plus proche de la vérité que s’il la faisait avec moins de confiance. De tels exemples de vérités fabriquées par l’homme ne manquent pas d’intérêt, mais leur portée est bien limitée. En l’exagérant, les gens sont entraînés dans une orgie de propagande qui, à la fin, se termine brusquement par des faits cruels sous la forme de guerre, de peste ou de famine. La récente histoire de l’Europe est une leçon de la
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