Essais sceptiques
connaissance scientifique, qu’on doit constater et prouver par des méthodes scientifiques. Elle ne cherche pas, comme la philosophie antérieure, à faire des affirmations sur l’univers en tant que totalité, ni à construire un système complet. Elle croit, en s’appuyant sur sa logique, qu’il n’y a aucune raison de nier la nature, en apparence morcelée et désordonnée, de l’univers. Elle ne considère pas cet univers comme organique, dans ce sens qu’on pourrait, ayant bien compris une de ses parties, en déduire le tout, comme on peut déduire le squelette d’un monstre disparu d’un de ses os. En particulier, elle n’essaie pas, à la manière de l’idéalisme allemand, de déduire la nature du monde dans sa totalité, de la nature de notre connaissance. Pour elle, la connaissance est un fait naturel parmi d’autres, et qui n’a pas une signification mystique, ni une importance cosmique.
Cette nouvelle philosophie vient de trois sources : la théorie de la connaissance, la logique et les principes de la mathématique. Depuis Kant, la connaissance est conçue comme une action mutuelle, où l’objet connu est modifié par la connaissance que nous avons de lui et dont certains caractères sont donc toujours dus à notre connaissance. On considérait aussi (pas Kant, d’ailleurs) qu’il était logiquement impossible qu’une chose existât sans être connue. C’est pourquoi les qualités acquises par l’objet par le fait d’être connu devaient être des propriétés de toutes les choses. On prétendit que, de cette manière, nous pouvions découvrir beaucoup de propriétés du monde réel rien qu’en étudiant les conditions de la connaissance. Pour la nouvelle philosophie, au contraire, la connaissance ne modifie pas en principe l’objet connu et il n’y a pas la moindre raison de penser qu’il n’existe pas de choses qui ne sont connues à aucun esprit. Par conséquent, la théorie de la connaissance cesse d’être une clé magique qui nous donnerait accès aux mystères de l’univers et nous en sommes de nouveau réduits à la laborieuse investigation de la science.
De même, en logique, l’atomisme remplaça la conception « organique ». Autrefois, on pensait que toute chose est affectée dans sa nature intrinsèque par ses rapports avec toute autre chose, si bien qu’une connaissance complète d’une chose impliquerait une connaissance complète de l’univers entier. La nouvelle logique affirme que la nature intrinsèque d’une chose ne nous permet pas logiquement de déduire ses rapports avec d’autres choses. Un exemple éclairera cette affirmation. Leibniz écrit quelque part (et là il est en accord avec les idéalistes modernes) que si un homme est en Europe et que sa femme meurt aux Indes, il survient un changement intrinsèque dans l’homme au moment où sa femme meurt. Le sens commun dirait qu’il ne survient aucun changement intrinsèque dans l’homme avant qu’il ait connu sa perte. C’est cette idée du sens commun que la nouvelle philosophie adopte ; ses conséquences vont plus loin qu’il ne semble à première vue.
Les principes de la mathématique avaient toujours un rapport important avec la philosophie. Les mathématiques semblent fournir une connaissance
a priori
d’un haut degré de certitude, et la plupart des philosophies aspirent à une connaissance
a priori.
Depuis Zénon d’Élée, les philosophes de la caste idéaliste cherchent à discréditer les mathématiques en fabriquant des contradictions destinées à prouver que les mathématiciens n’atteignaient pas la réelle vérité métaphysique et que les philosophes pouvaient en fournir d’une qualité supérieure. Nous trouvons beaucoup de ces choses chez Kant, et encore plus chez Hegel. Au cours du XIX e siècle, les mathématiciens détruisirent cette partie de la philosophie kantienne. Lobatchevski, en inventant la géométrie non-euclidienne, mina les arguments mathématiques de l’esthétique transcendantale de Kant. Weierstrass prouva que la continuité n’implique pas les infiniment petits ; Georg Cantor inventa une théorie de la continuité et une théorie de l’infini qui écarta tous les anciens paradoxes dont s’engraissaient les philosophes. Frege montra que l’arithmétique se déduit de la logique, ce que Kant avait nié. On obtint tous ces résultats par des méthodes mathématiques ordinaires et ils étaient aussi certains que la table de multiplication.
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