Eugénie et l'enfant retrouvé

pour mener vos fouilles. Vous n’avez vraiment pas découvert ce qui vous intéresse ?
    Jacques la regarda en silence. Un moment, il pensa lui expliquer ses raisons. L’histoire d’un orphelin soucieux de retrouver ses origines pouvait la toucher, l’inciter à ne pas le dénoncer. Il se résolut toutefois à utiliser cet aveu en dernier recours, si elle lui faisait une menace explicite.
    — Vous voulez donc garder votre secret. Vous savez que votre curiosité peut non seulement vous coûter cet emploi, mais aussi miner votre future carrière. Fernand connaît tout le monde dans le milieu juridique.
    Il allait ouvrir la bouche quand elle continua :
    — Taisez-vous. Je vous comprends un peu. Voyez-vous, moi aussi, je suis curieuse. Malheureusement, dans mon état, je ne peux plus aller cueillir les informations moi-même.
    — ... Vous semblez très malade.
    Eugénie laissa échapper un ricanement grinçant.
    — Comme vous êtes observateur !
    L’ironie le troubla.
    — Plus exactement, je vais mourir bientôt.
    Il ne put faire autrement que d’admirer son sang-froid.
    Ce qui effrayait tout le monde, elle paraissait le regarder bien en face.
    — Avant de partir, moi aussi j’aimerais percer de petits secrets. Si vous acceptez de me prêter vos jambes, je ne vous dénoncerai pas.
    Voilà pourquoi elle tournait autour du pot. Jacques conclut avoir eu raison de se taire.
    — Si je peux vous rendre service, dit-il, cela me fera plaisir.
    La répartie amusa son interlocutrice.
    — Vous êtes un gentilhomme. J’aimerais savoir où mon mari va passer certains après-midi avec une si belle régularité, et avec qui.
    Le garçon hocha la tête. Voilà qu’il se trouvait plongé dans les péripéties d’un roman français immoral. Une femme jalouse faisait de lui son enquêteur privé. D’un autre côté, imaginer ce gros notaire engagé dans des amours illicites lui paraissait ridicule. Il le soupçonnait plutôt de fréquenter une pâtisserie.
    — Lors de sa prochaine sortie, vous allez le suivre, insista-t-elle.
    — Je ne sais pas si je saurais.
    La dimension éthique ne le préoccupait guère.
    — Vous devrez donc apprendre bien vite, si vous tenez à votre salaire.
    — Si je m’absente de cette façon, je ferai moins de pages.
    Il contrôle mon travail tous les matins.
    — Et tout à l’heure, étiez-vous à votre machine à écrire ?
    Comme le garçon ne répondait pas, elle ajouta :
    — Mon mari s’amuse l’après-midi pour se remettre au travail le soir. Vous apporterez des textes à la maison.
    Le silence dura un bon moment. Puis, la femme déclara avec impatience :
    — Je commence à me fatiguer. Le ferez-vous?
    — Oui, pour vous rendre service.
    Eugénie lui adressa une grimace pouvant passer pour un sourire.
    — Pour tout de suite, allez faire cliqueter votre machine à écrire.
    Un moment, le garçon pensa lui offrir de l’aider à remonter dans sa chambre. Il s’abstint toutefois. Tenir son bras maigre lui inspirait un certain dégoût.

    *****
    Le nouvel enquêteur privé n’eut pas à attendre toute une semaine avant de se livrer à sa première mission. Dès le vendredi suivant, Fernand le saluait avant de sortir. Après une brève hésitation, le garçon le suivit.
    Quand il mit le pied sur le trottoir, l’homme atteignait tout juste l’intersection de la Grande Allée, pour tourner vers la droite. Jacques hâta le pas, craignant de perdre sa trace. Il le repéra en arrivant au coin de la rue. La forte silhouette était bien là. En restant à cent verges derrière lui, il se dirigea aussi vers l’ouest.
    Un peu plus loin, le notaire s’engagea sous les arbres du grand parc des Champs-de-Bataille. Le stagiaire le vit ensuite déambuler dans une allée.
    « Bon, voilà que la patronne m’engage à faire moi aussi une promenade pour faire passer le dîner», pensa-t-il.
    Heureusement, la cible ne se retourna pas pendant la filature. La silhouette de l’employé s’avérait tout aussi facile à reconnaître que celle de son patron. S’il se faisait prendre, cela lui vaudrait un renvoi.
    Bientôt, le rythme du pas du notaire s’accéléra. Il souleva son chapeau pour serrer la main d’une promeneuse venant en sens inverse. Face à face, ils échangèrent quelques mots.
    Puis l’homme replaça son panama sur son crâne un peu dégarni. Le couple continua à marcher, tournant toujours le dos au poursuivant.
    — Tiens, tiens. Elle avait raison. Ce gros