Eugénie et l'enfant retrouvé

ton âge meurent toutes les semaines. Puis, il n’y a pas que la mort. Une maladie, ou un accident qui coûte cher en soins et en médicaments, et tous nos plans tomberaient à l’eau.
    L’image fantomatique d’Eugénie passa dans l’esprit du jeune homme. Sa mère ne voulait pas se fier à ses promesses pour assurer son futur. En même temps, elle lui offrait une nouvelle liberté. Si elle se remariait, elle ne deviendrait pas un boulet quand il entreprendrait sa carrière.
    — Je comprends, admit-il, tu as raison. Quand allez-vous vous marier, précisément ?
    — Oh ! Armel ne m’a pas encore demandée.
    Comme il ouvrait de grands yeux surpris, elle eut un rire bref, puis affirma :
    — Il ne le sait peut-être pas encore, mais il fera bientôt la grande demande. Je l’imagine alors prendre ses gants blancs, timide devant toi.
    Elle ne réprima pas son fou rire. La scène amusait beaucoup moins le fils, mais il donna le change. Thérèse achèterait un nouveau corset, multiplierait les œillades et elle arriverait finalement à ses fins. En rentrant chez lui à ses côtés, Jacques se disait qu’avoir hérité un peu du caractère de cette femme serait bien. Elle savait s’adapter aux situations et en tirer le meilleur parti.
    Cela lui donnait une raison de plus pour maudire son statut de bâtard.

    Chapitre 26

    L’objectif de fouiller tout le bureau du notaire semblait d’autant plus ambitieux que Jacques ne pouvait s’y consacrer qu’en l’absence de son employeur. Deux fois, au cours de la semaine précédente, il avait vu son patron quitter les lieux pour revenir bien vite à la maison.
    Le 8 juillet, le gros homme vint encore une fois dans l’embrasure de la porte pour lui souhaiter une bonne soirée.
    Cela lui donnait quelques heures pour commencer son incursion dans la vie privée d’inconnus, depuis la lettre A jusqu’à Z. Passer à travers le premier tiroir lui prit une bonne heure. A ce rythme, il lui en faudrait une trentaine pour compléter la tâche. Alors qu’il tirait sur la poignée du second, une voix très douce dit derrière lui :
    — Monsieur Létourneau, je suis certaine que mon mari ne vous a pas demandé de fouiller dans ses dossiers.
    Dans un sursaut, Jacques referma le tiroir avec un bruit sec. — Je... je cherchais un document... Pour m’aider à dactylographier un contrat.
    — Vous semblez l’avoir égaré très loin, ce papier. Voilà bien dix minutes que je vous observe. Vous avez regardé tous les actes, un par un.
    Enfant, Eugénie apprenait sous la tutelle de sa mère comment espionner les autres. Cette habitude ne se perdait pas facilement.
    — Non, je...

    Puis le stagiaire comprit que protester ne servirait à rien.
    — Prenez ce siège, là, ordonna la malade.
    Eugénie se dirigea derrière le bureau, pour s’installer dans le fauteuil grand format, bien rembourré, de son mari.
    Elle paraissait si petite, à cet endroit. Son interlocuteur occupa la place réservée aux visiteurs.
    — Alors, que cherchiez-vous dans les dossiers de votre employeur ?
    — Une simple curiosité professionnelle. Je voulais regarder divers types de contrats : testament, acte de vente, promesse de mariage.
    — Et cela, sans en lire un seul. Vous regardiez les premières pages, à la recherche d’un texte très précis. Lequel ?
    Jacques songea à protester contre cette accusation, puis jugea préférable de garder le silence.
    — Votre curiosité heurte une exigence essentielle du notariat, continua-t-elle, le secret. Si mon mari vous avait surpris, vous seriez déjà sur le trottoir avec les oreilles bien rouges.
    «Donc, elle ne songe pas à me dénoncer», pensa le garçon. Cette femme avait vraisemblablement autre chose en tête. Mieux valait attendre la suite en silence.
    — Cette petite recherche semble vous prendre bien du temps. Déjà, la semaine passée, votre machine à écrire s’est tue exactement au moment où mon mari a fermé la porte derrière lui. Vous avez fait la même chose aujourd’hui.
    Si ses déplacements devenaient difficiles, tous les sens d’Eugénie demeuraient en alerte. En laissant ouverte la porte du refuge de son mari à l’étage, l’escalier circulaire lui permettait d’entendre les conversations dans la cuisine, et l’autre, les échanges dans le salon ou le bureau.
    — Le pauvre homme paraît souvent avoir besoin de prendre l’air pendant la journée, et cela pendant plusieurs heures.
    Cela vous a laissé bien du temps