Eugénie et l'enfant retrouvé
rapproché. La situation la laissa songeuse. Elle murmura :
— Bonsoir, monsieur Létourneau.
Elle avait gravi quelques marches pour se rendre à l’étage quand son compagnon dit encore :
— A bientôt.
«Les garder toujours en déséquilibre», se dit-il. Quand elle se retourna pour lui parler, il avait tourné les talons pour rentrer chez lui. Avait-elle vraiment entendu ces derniers mots, ou se les était-elle imaginés ?
*****
En arrivant dans la petite maison de la 3e Rue, Jacques trouva sa mère dans le salon, concentrée sur l’édition du jour de L'Action catholique.
— D’où arrives-tu ? demanda-t-elle en levant les yeux.
«Elle ferait un bon policier», songea-t-il. Pourtant, il répondit avec bonne volonté :
— Je suis allé faire une marche dans le parc Victoria.
— Tu n’étais pas seul.
En utilisant l’affirmatif, elle le mettait au défi de nier. Il fut pris de l’envie de le faire, juste pour voir sa réaction.
Sans doute mènerait-elle une enquête sur le parvis de l’église le lendemain pour tirer l’affaire au clair. De nombreuses paroissiennes
ne
faisaient
rien
de
mieux,
pour
s’occuper, que de passer la journée sur la galerie à surveiller les agissements de leurs semblables.
— J’étais avec la petite Huot, admit-il. Germaine.
— Son père est plombier, je pense.
En d’autres mots, la jeune fille était indigne du fils du directeur des ateliers Picard. Elle pouvait donner ainsi sans faillir les origines de tous les partis, bons ou mauvais, de Limoilou.
— Que veux-tu, les filles d’avocat ou de médecin sont plutôt rares dans les parages. Je parie qu’il n’y en avait aucune dans le parc Victoria, ce soir.
La grosse femme se montra insensible au sarcasme. Elle renchérit plutôt :
— Et elle travaille comme vendeuse, je pense.
— Chez PICARD, comme papa et moi.
— Mais toi, tu es là seulement pour l’été...
— J’ai bien pensé épouser la fille du grand patron, mais il n’a qu’un garçon, trop jeune pour le mariage en plus.
Cette fois, la moquerie calma un peu la ménagère. Le fils en profita pour demander :
— Papa n’est pas rentré ?
Un peu avant huit heures, alors que le garçon quittait la maison, le père n’était pas encore revenu du travail.
— Il a encore passé la soirée là-bas. À son retour, il a refusé de manger. Il est dans la cour avec une bière.
L’homme se lassait sans doute des repas froids. L’épouse n’avait pas proposé de rallumer la cuisinière pour le réchauffer. En plein été, elle s’en abstenait. Lorsque Jacques fit mine d’aller le rejoindre, elle dit encore :
— Il ne me semblait pas bien. Crois-tu qu’il peut être malade ?
En formulant la question de cette manière, elle semblait lui contester ce droit. Le garçon continua son chemin sans répondre, il prit un verre dans la cuisine et sortit. De nouveau, la silhouette un peu repliée sur elle-même assise dans l’escalier, si fragile, le toucha au cœur.
— Il en reste pour moi ?
Quand Fulgence se retourna à demi pour le regarder, il précisa :
— De la bière.
— Pas tellement. Tu peux en prendre une autre dans la glacière.
— Non, une gorgée me suffira, juste pour me rincer la gorge.
Surtout, ouvrir une seconde bouteille leur vaudrait des commentaires acerbes. Les hommes de la maison devaient mesurer leurs plaisirs.
— Tu es resté à l’atelier jusque tard en soirée, remarqua le fils. Un samedi, c’est inhabituel.
— J’ai voulu retravailler un peu mon plan de redressement, pour en faire un plan d’affaires...
— Je ne comprends pas vraiment la différence entre les deux.
Avant d’expliquer, l’homme vida son verre pour le poser sur le perron. Ce délai lui permit de mettre un peu d’ordre dans ses idées,
— Cet après-midi, j’ai présenté mon plan à Picard. J’ai eu la très nette impression que mon portrait de la situation lui faisait plaisir. Il ne mettra pas un sou dans les installations.
Au contraire, le salaud projette de fermer l’endroit avant septembre. Je passerai l’été à mettre des gens à la porte, huit ou neuf par semaine, au gré de la fin des commandes.
La première pensée de Jacques, à l’évocation de la cessation des opérations, fut de s’inquiéter pour la poursuite de ses études.
— Mais toi, que feras-tu ?
— Pour me récompenser de mes bons services mal rémunérés au cours des trois dernières décennies, le digne héritier de son papa
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