Eugénie et l'enfant retrouvé
l’ouest sur l’avenue élégante, dépassa la maison des Paquet en songeant à son fils, Thomas junior. Un peu plus loin, du côté sud, une allée de cent verges environ conduisait à une bâtisse haute de onze étages. En version bien modeste, il s’agissait de la variante québécoise d’un gratte-ciel.
Comme à son habitude, Édouard stationna devant, entra dans un hall très élégant, tout en marbre. Derrière un bureau, un homme en uniforme l’accueillit :
— Bonsoir, monsieur Picard.
— Bonsoir, Arthur.
La
réponse
s’accompagnait
toujours
d’un
sourire
amusé. Au cours de la dernière année, sa femme Evelyne lui avait réservé une réception moins attentionnée que celle-là. Parfois, quarante-huit heures se passaient sans un mot prononcé. Même pas « Passe-moi le sel », à table.
À la place, elle préférait se lever pour aller le chercher elle-même.
Cet édifice locatif avait été construit par un groupe d’investisseurs libéraux, parmi lesquels se trouvait un avocat de bonne réputation, Louis Saint-Laurent. Bien sûr, l’appartenance au parti ne représentait pas une absolue nécessité pour se joindre à
un
tel
projet.
Mais
les
conservateurs
devenaient si rares dans la province de Québec... On n’en voyait plus guère.
Le marchand monta dans l’ascenseur en saluant les locataires qui en sortaient et appuya sur le bouton marqué d’un «9». Il arriva dans un couloir feutré, doucement éclairé. Les portes, épaisses et pleines, ne laissaient passer aucun son. Le confort ambiant rendait les bouleversements de son existence moins abrupts.
Dans son appartement, Edouard posa son porte-documents sur son bureau. Une chambre lui fournissait une version bien exiguë de son ancienne bibliothèque. En réalité, toutes les pièces s’avéraient d’une dimension convenable.
La difficulté tenait au fait que l’homme avait emporté des meubles de la maison, au moment de la vente. Dans un espace plus réduit, ils conféraient aux lieux une désagréable impression d’étroitesse.
Le locataire passa ensuite dans la cuisine et ouvrit la porte de la «glacière électrique». L’association des deux mots témoignait de la nouveauté de la chose. Le réfrigérateur du marchand
était
un
General
Electric,
une
grande
boîte en métal recouvert de porcelaine, couronnée d’une curieuse petite tour rappelant un champignon. La clientèle pour une nouveauté aussi onéreuse se montrait encore bien réduite. L’innovation permettait de protéger les beaux tapis de l’appartement des dégâts d’eau attribuables aux énormes blocs de glace livrés toutes les semaines.
— Bon, que nous reste-t-il à manger, grommela-t-il, plié en deux.
Avec son nouveau célibat venaient la manie de parler seul et l’usage du pluriel. Ce soir-là, comme trop souvent au cours des dernières semaines, ce serait une omelette, cuite sur une autre petite merveille: une cuisinière électrique.
L’homme mangea assis dans son fauteuil au salon, un whisky déposé sur un guéridon. Pour tromper sa solitude, il écoutait la voix d’André Arthur, un nouvel annonceur de la station CHRC tout récemment arrivé de France.
*****
La petite promenade dans le parc Victoria s’était révélée agréable. Offrir son bras à Germaine Huot paraissait un peu prématuré pendant le trajet entre la maison et le magasin, surtout quand il portait encore son bleu de travail et répandait l’odeur aigre de sa sueur. Cela lui parut un geste tout naturel sous les arbres, parmi des couples identiques au leur.
Elle posa sa main sur le pli de son coude. Pendant quelques minutes, le rose aux joues à cause des émotions se bousculant, elle resta silencieuse. Puis, ils évoquèrent les menus événements de la semaine, ces sujets sans importance utiles pour meubler le silence. Enfin, il la reconduisit chez elle.
La jeune fille habitait dans la 5e Rue. Dans la paroisse, il s’agissait d’un endroit enviable. La chaussée était large, bordée d’arbres. Et à son extrémité est se dressait l’église Saint-Charles, majestueuse avec ses deux clochers. Devant la maison de trois étages abritant trois logements de bonne dimension, ils s’arrêtèrent un moment face à face, de nouveau muets.
— Je vous remercie de m’avoir accompagné, mademoiselle Germaine.
— ... Je vous remercie de m’avoir invitée.
— Alors, bonne nuit.
Le garçon n’évoqua pas une rencontre dans un futur
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