Eugénie et l'enfant retrouvé
ceux qui pourraient s’intéresser d’un peu trop près aux possessions des locataires.
— Tu as tout compris.
Peut-être à cause de son célibat tout récent, l’homme embrassa sa sœur sur la joue. Un tel épanchement n’était pas habituel entre eux.
— Veux-tu visiter ?
— Pourquoi pas ? Qui sait, l’endroit me donnera peut-
être envie de suivre tes traces.
Si la remarque suscita sa curiosité, l’homme n’en laissa rien paraître. Il guida la visiteuse dans sa bibliothèque, puis dans la chambre à coucher. Machinalement, Eugénie chercha la trace d’une présence féminine. Maintenant libre de ses faits et gestes, son frère ne se privait certainement pas, à ce chapitre.
Dans la cuisine, elle regarda avec indifférence les nouveaux appareils
électriques.
Edouard
expliqua,
en
ouvrant
la porte de son réfrigérateur :
— Réalises-tu que cet appareil coûte le prix d’une petite voiture ?
— Si tu comptes m’impressionner, c’est peine perdue.
Autant d’argent pour tenir au frais des œufs, du beurre et du lait...
En réalité, une seule caractéristique de ce logis laissa la femme bouche bée. Les fenêtres donnaient sur le Saint-Laurent. À cette hauteur, le point de vue s’avérait magnifique.
— Alors, qu’en penses-tu ?
— Tu as là un joli refuge, dont tu sauras certainement profiter. Mais ces meubles...
—Je sais. Lors de mon déménagement, j’étais un peu à court d’argent. Je vais remplacer les plus encombrants au fil des mois... Veux-tu un verre de vin ?
Elle accepta d’un hochement de la tête, tout en continuant de profiter du point de vue. A son retour dans le salon, elle s’installa dans un fauteuil près de celui de son hôte.
— Je ne veux pas paraître une invitée exigeante, mais tu as évoqué un repas... Même très bon, ce verre ne remplacera pas un dîner.
— Si tu patientes encore un peu, tu pourras constater que je fais un amphitryon parfait. Ma cuisine se compare avantageusement à celle de ton ancienne employée venue de la Gaspésie.
Eugénie grimaça un peu à ce mauvais souvenir. Elle admit, après un silence :
— Nous en avons eu pour deux ans à manger de la morue tous les jours, ou presque. Remarque, Fernand et les enfants ont perdu un peu de leur embonpoint. A quelque chose malheur est bon, selon le vieux dicton.
— Qu’est devenue cette brave dame ?
— La nostalgie du vent du large, ou des forêts profondes, va savoir. Elle m’a donné sa démission pour aller faire la cookerie dans un chantier. Je me retrouve maintenant avec une Hortense un peu mal embouchée, mais elle connaît son métier.
L’homme s’esclaffa en entendant cela.
— Cette bonne veuve de pêcheur a appris à cuisiner assez bien chez toi, à tes dépens, pour en faire profiter ensuite une cinquantaine de bûcherons.
— Si tu tiens à présenter les choses comme ça, se renfrogna Eugénie... Disons que ce fut ma bonne action en faveur des classes laborieuses.
Un bruit discret parvint à ses oreilles.
— On frappe à la porte, je pense.
Edouard se leva pour aller ouvrir. Un homme vêtu d’un tablier et d’une toque blanche entra en poussant devant lui un chariot monté sur des roulettes.
— Monsieur Picard ? demanda-t-il.
— C’est bien moi. Si vous voulez me suivre.
Tous les deux s’occupèrent un moment dans la cuisine, puis l’inconnu quitta les lieux. Le locataire revint dans le salon en disant :
— Madame est servie !
La visiteuse haussa les sourcils, intriguée. Elle découvrit bientôt la petite table recouverte d’une nappe blanche, deux couverts et deux assiettes posés de part et d’autre.
— Si tu veux t’asseoir, dit Edouard à sa sœur.
L’instant d’après, il enlevait les deux couvre-plats en métal brillant.
— Je n’ai pas pensé à ta cuisinière en fuite, sinon je n’aurais pas demandé du poisson.
— ... Quelqu’un fait la cuisine pour toi? demanda la visiteuse sans dissimuler sa surprise.
—
La publicité de l’édifice dit «Vivez comme à l’hôtel ».
Il
y a une salle à manger en bas, on peut se faire monter un repas, quelqu’un vient faire le ménage... Bien sûr, chacun de ces petits services coûte quelque chose, en plus du loyer mensuel.
— Mais tu peux te le permettre.
Au sourire narquois, Edouard comprit qu’elle faisait allusion au salaire généreux qu’il se versait à titre de directeur général du magasin.
— Ne surestime pas ma prospérité. Cette
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