Eugénie et l'enfant retrouvé
consent à me nommer chef de rayon des produits du tabac.
Le terme désignait toute une série de produits essentiellement destinés à des hommes.
— Tu te rends compte? J’ai eu jusqu’à cent cinquante employés sous ma direction pendant la guerre, plus de deux cents en comptant les couturières travaillant à la maison.
Et voilà que je me retrouverai à diriger trois gamines et à vendre des pipes à de vieux messieurs.
L’homme disait vrai. Sa résignation l’avait empêché de profiter de son expérience pour chercher un nouvel emploi dans une maison susceptible de mieux le traiter. À la place, pendant dix ans, il avait été témoin de la décrépitude croissante de l’affaire.
— Au moins, cela te permettra de continuer de recevoir un salaire pour un travail sans doute bien moins exigeant.
La maison ne te coûte plus que les taxes et l’entretien...
Tout pourra continuer comme avant.
«Y compris le paiement de ma scolarité», songea-t-il encore. Une vague inquiétude le tenaillait maintenant.
— Les hommes de mon âge arrivent d’habitude au sommet de leur carrière, moi je me fais donner un travail de débutant.
Tout à sa déception, il dissimulait la vérité à son fils. Avant Noël, avait dit Picard, il aurait le meilleur rayon.
— Ces ateliers, Thomas Picard me les a confiés dès le premier jour de leur existence. Je connais chaque clou, chaque planche de la bâtisse. Je pourrais te raconter l’histoire de chacune des machines à coudre. Je ne peux pas laisser tout cela disparaître parce que le jeunot s’amuse à jouer à la bourse.
— Alors, le plan d’affaires dont tu parlais tout à l’heure...
— J’avais préparé un document très pessimiste, pour le convaincre de mettre de l’argent pour relancer les ateliers.
Là, j’en fais un plutôt optimiste, pour qu’un investisseur accepte de me prêter la somme.
— Je ne comprends pas... Tu ne peux pas investir dans une propriété qui ne t’appartient pas.
— Donc je serai obligé de l’acheter. Elle est à vendre.
Évidemment, il refusera sans doute de me faire un prix.
— Avec le renouvellement des équipements, cela représentera une somme folle.
L’homme se tenait toujours un peu replié sur lui-même.
Ses yeux effleurèrent la bouteille de bière vide, l’envie d’en prendre une autre le tenaillait. La brûlure à l’estomac le retint tout autant que la crainte des reproches du Cerbère de la maison.
— Bien sûr, ce sera cher. Mais je ne peux pas laisser les choses se terminer de cette façon. Tu me comprends, n’est-ce pas ? C’est l’œuvre de toute ma vie.
L’étudiant hocha la tête. Très tôt, il avait perdu toute admiration pour ce représentant du sexe fort. A douze ans, il ne le voyait déjà plus comme un petit potentat dans son univers de couturières. Lors de ses visites à l’atelier, Jacques percevait bien les ricanements de ces femmes. Il avait entendu l’une d’elles l’appeler «notre petit caporal». Pour la coupe des
manteaux
de
fourrure,
les
maîtres
artisans
dirigeaient seuls leur travail et discutaient de préférence directement avec Picard.
— Tu ferais mieux de monter dormir, déclara Jacques.
Toute la semaine, tu as fait des journées de plus de douze heures.
Ses yeux creux et son visage émacié trahissaient une grande fatigue. D’abord, Fulgence ne bougea pas, puis il se leva lentement, marcha d’un pas vacillant jusqu’à la porte de la maison.
— Bonne nuit, mon gars. Avec ta mère... tu ne lui diras rien de la situation, n’est-ce pas ?
— Compte sur moi. Bonne nuit, papa.
Pendant de longues minutes, Jacques ne bougea pas de la marche de l’escalier, toujours vaguement inquiet. Si Juliette lui avait alors offert de partager ses jeux dans un hangar, il aurait accepté sans hésiter.
Chapitre 4
Le lendemain, un dimanche, Eugénie cogna à la porte de l’appartement du Château Saint-Louis un peu avant midi. Lorsque son frère lui ouvrit la porte, elle remarqua:
— Tu es sous bonne garde. Le type, en bas, doit te protéger des visites de ta femme ?
Au rez-de-chaussée, le gardien lui avait demandé son nom et l’appartement où elle désirait se rendre.
— Evelyne ne viendra sans doute jamais ici, et c’est tant mieux, déclara Edouard en fermant derrière elle.
— Alors, toute cette enquête, en bas ?
— Il y a des douzaines d’appartements. Personne ne veut voir des inconnus errer dans les couloirs.
— Surtout
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