Eugénie et l'enfant retrouvé
maigre pitance -, certainement pas les longues heures avec un meuble dans les bras.
— Et en ce qui vous concerne, continua Jacques, monsieur Picard ne vous fait pas trop de misère ?
— Lui ? On ne le voit jamais... Enfin, on le voit le matin, car il fait le tour de tous les départements en arrivant, mais on ne lui dit jamais un mot.
— Il ne parle à personne ?
Pourtant, en passant au service de livraison, le propriétaire échangeait toujours quelques mots avec les employés les plus âgés.
— Un «Bonjour», sans plus, aux vendeuses. Puis, il se met dans un coin pour entendre le compte rendu du chef. De toute façon, ces temps-ci, il doit avoir d’autres chats à fouetter.
— Que voulez-vous dire ? Les affaires marchent mal ?
Le garçon songea brièvement à son père.
— Les affaires ? En réalité, je ne le sais pas vraiment...
sauf que les prix montent et que la caisse enregistreuse du rayon fait sans cesse entendre sa clochette.
— Alors, sur quels autres chats notre bon patron s’acharne-t-il à coups de fouet?
Si, dans l’entreprise, le sport principal consistait à murmurer des commérages sur les vicissitudes de l’existence des chefs de service et du grand patron, on ne s’y livrait pas avec des personnes de sexe opposé.
— Il a embauché une nouvelle secrétaire, il y a dix jours.
L’autre est partie en sanglotant, un mouchoir roulé en boule plaqué sur la bouche.
— Il a dû la renvoyer. Cela arrive aux gens qui font mal leur travail.
— Ce n’est pas ça, murmura-t-elle, soudainement un peu intimidée. Selon les filles du rayon des vêtements pour femmes, il y avait quelque chose entre elle et... lui.
Le garçon eut un rire bref. Il se souvenait avoir vu cette Georgette à quelques reprises : une grosse poitrine et un maquillage un peu outrancier.
— Mais voilà qui n’est pas bien joli, dit-il. Une histoire comme celle-là peut valoir une condamnation en chaire de la part de monseigneur Buteau.
L’ironie du garçon indiquait que le péché lui paraissait bien véniel.
— Selon mes amies, il aurait même quitté son domicile.
— Certainement pas pour se mettre en ménage avec elle, si elle pleurait comme ça.
Germaine trouva ce constat bien raisonnable. Toutes ces rumeurs étaient peut-être fausses. D’un autre côté, les filles du rayon des vêtements pour femmes se tenaient tout près des locaux administratifs. On avait même percé le mur afin de permettre une communication facile entre le vieil édifice, celui érigé en 1876, et le nouveau datant de 1891.
Ils restèrent silencieux jusqu’à l’intersection de la 3 e Rue.
Avant de prendre congé, le garçon demanda :
— Vous aimeriez marcher un peu dans le parc Victoria, tout à l’heure ?
— Je ne peux pas être libre avant huit heures, le temps d’aider ma mère à faire la vaisselle.
— Je passerai donc devant chez vous à huit heures. Au revoir !
Un sourire de satisfaction sur le visage, elle le quitta bien vite. Il la regarda s’éloigner. Il lui semblait que son pas se faisait un peu dansant.
*****
Ce soir-là, tout au long du chemin vers la maison, Edouard se remémora
sa
conversation
avec
Fulgence
Létourneau. Depuis l’adolescence, quand sa présence au grand magasin de son père était devenue régulière, il l’avait trouvé médiocre. Même son désir si visible de toujours bien faire s’assimilait pour lui à la faiblesse. A ses yeux, il s’agissait d’un être pusillanime, incapable de prendre la moindre initiative importante.
— En fait, le petit bonhomme aurait dû demeurer secrétaire toute sa vie, grommela-t-il.
Cette remarque voulait tout dire. Depuis vingt ans, des jeunes filles tout juste sorties de l’école jouaient ce rôle avec compétence, ou alors des vieilles filles incapables de trouver un époux. Il le voyait dans une occupation réservée au sexe faible.
Machinalement, Edouard tourna le volant quand sa petite Chevrolet toute neuve arriva à la hauteur de la rue Scott. En voyant une énorme McLaughlin rangée près de la maison, il ne réprima pas sa surprise.
— Christ ! gronda-t-il à haute voix. Combien me faudrat-il de temps pour me rentrer ça dans la tête. J’ai déménagé il y a plus de deux mois !
Pour ne pas embêter le nouveau propriétaire en tournant devant la demeure, il descendit un peu plus bas dans la rue, utilisa l’entrée du notaire Dupire pour faire demi-tour et reprendre la Grande Allée. Il s’engagea vers
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