Ève
si assuré qu'elle voulait le faire croire. Elle me caressa les joues, murmura :
— Mon aimée, ma Nahamma, nous devons être fortes. Prépare tes affaires, ne tarde pas. Tu le vois, ici, tout est fini. Le châtiment d'Élohim a commencé. Ne tarde pas, s'il te plaît. Ton départ en sera moins difficile.
Elle se détacha de moi, me repoussa comme on repousse une tentation.
— Dépêche-toi, répéta-t-elle.
Elle se détourna, me lança par-dessus son épaule, la voix brisée, qu'elle allait préparer une tisane d'herbes pour Adah.
Les yeux brouillés de larmes, je me forçai à démonter mon cadre de tissage. J'y parvins avec difficulté. Mes doigts se refusaient à m'obéir. C'est alors que j'entendis l'appel de ma mère Tsilah :
— Lekh-Lekha ! Lekh-Lekha !
Sa voix horrifiée me fit bondir hors de la chambre commune. Lekh-Lekha se hâtait déjà vers la chambre de Lemec'h. J'y courus à sa suite.
Oh, l'épouvante que j'y découvris !
Au bas de la couche de Lemec'h, Adah se tenait roulée en boule sur elle-même, le front posé contre la terre battue. Sous elle s'écoulait une large flaque de sang.
Ma mère Tsilah dit à Lekh-Lekha :
— Je n'ose pas la toucher. Je n'ose pas...
Lekh-Lekha s'accroupit. Il saisit Adah par les épaules. Aussitôt, elle bascula dans ses bras. Il recula d'un mouvement brusque, comme effrayé par l'attaque d'un animal. Il se reprit et étendit Adah sur le dos. Tsilah cria :
— Adah ! Ma sœur ! Qu'as-tu fait ?
Adah était morte, le corps vidé de son sang. Sa bouche béante trouait de noir son visage gris. Ses yeux fixaient les poutres du plafond. Ses mains étaient nouées sur le manche d'une lame que je reconnus aussitôt. Mon frère Tubal l'avait forgée pour notre père Lemec'h. Depuis le jour où il l'avait reçue, elle n'avait jamais quitté sa couche.
Tous ceux de la maisonnée s'amassèrent derrière moi. La chambre était peu éclairée. Mais suffisamment pour voir ce que nos yeux n'avaient jusqu'alors jamais contemplé. Nul n'avait tué Adah ! Nul n'avait tranché sa vie ! Elle s'était faite elle-même, et par sa propre volonté, son assassin et sa victime...
Avant peu, la rumeur fit le tour de la ville. Aussitôt, les derniers habitants d'Hénoch envahirent notre cour. Sans un mot, ils regardèrent Tsilah et Lekh-Lekha sortir de la chambre de Lemec'h, abandonnant le cadavre d'Adah derrière eux.
7
Personne n'osait prononcer un mot. Nous étions assemblés devant l'appentis de la cuisine. Le soleil montait, les ombres s'amenuisaient et la chaleur se faisait plus lourde. Les bouches restaient closes, les regards fuyants. La peur serrait les gorges. Certains ne pouvaient s'empêcher de scruter le ciel au moindre piaillement d'oiseau.
Lekh-Lekha lui-même avait perdu de son assurance. Avant de nous rejoindre, il était allé faire longuement ses ablutions et se nettoyer du sang d'Adah, comme s'il craignait d'en être infecté.
Ma mère ne songeait plus à mon départ. La pensée qu'il faudrait à nouveau creuser une fosse, laver et préparer le corps d'Adah, rallumer les torches, transporter les pierres et passer une nouvelle nuit dehors parmi les démons l'accablait. Elle ne parvenait pas à s'y résoudre.
Comme souvent après les longs silences, le vieil Arkahana fut le premier à parler :
— Est-ce ainsi qu'Élohim veut nous effacer ? demanda-t-il tout bas.
Une question sans réponse. Il leva les yeux, fixa le ciel en balbutiant quelques paroles incompréhensibles. Soudain, lui, le vieil Arkahana que l'on avait toujours vu si sage, prudent et mesuré, se jeta à genoux et, la face inondée de larmes, brandit les mains vers le soleil en criant à tue-tête :
— Est-ce ainsi, Élohim ? Un à un, Tu vas nous retirer la vie de notre propre main ?
Oh le silence qui suivit ! Froid, brûlant, terrible. Nous n'osions plus nous regarder. Peur, honte, compassion, lâcheté, tous les sentiments nous traversaient le cœur.
Une femme de l'âge de ma mère, du nom d'Hanina, se dressa. Elle vint prendre Arkahana dans ses bras, serra sa vieille tête entre ses seins et lui baisa le front.
Erel était revenue parmi nous. Son beau visage faisait peine à voir. On eût cru celui d'une femme vieillie de dix années. Elle fixa ma mère Tsilah, dit ce que beaucoup pensaient :
— Pourquoi n'ai-je pas suivi Kush ? Jamais je ne me planterai une lame dans le ventre comme Adah. Ce serait tuer mon fils avant qu'il ne
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