Ève
moi voir Ève notre Ancêtre ?
Brusquement, une question d'Arkahana me tira de mes songes :
— Retournons-nous dans Hénoch ?
J'ouvris grand les yeux. L'aube pointait.
La question d'Arkahana semblait s'adresser à tous, mais son regard fixait Tsilah. Ma mère l'ignora. Assis à côté d'elle, les jambes repliées sous sa cape de cuir, se tenait Lekh-Lekha. Elle chercha ses yeux. Il secoua la tête :
— Kush l'a dit. Je suis à demi étranger dans Hénoch. Ce n'est pas à moi de dire ce que vous devez faire.
— Tu as été de bon conseil jusqu'à présent.
Ma mère Tsilah lui adressa un large sourire. Il y avait longtemps que je ne lui avais vu ce visage. Le moment en était inattendu.
Lekh-Lekha sourit en retour.
— Peut-être serait-il bon de rester ici jusqu'à ce que le jour soit plein, admit-il. Que ceux d'Hénoch qui veulent quitter la ville puissent le faire sans drame.
Arkahana interrompit Tsilah, la voix pressante :
— Cela, oui. Mais ensuite ? Ensuite, que ferons-nous ?
Lekh-Lekha garda son sourire.
— Ce qu'il te semblera bon et juste. Que pourrais-tu faire d'autre, Arkahana ?
Peut-être y avait-il cette fois un peu de moquerie dans son ton. Les têtes se baissèrent en silence. Sauf celle de ma mère. Elle fit peser son regard sur moi. Je l'évitai. Je savais trop bien ce qu'elle voulait me dire.
Durant tout le temps où je déposais les pierres sur la dépouille de la Grande-Mère, cette pensée n'avait cessé de me harceler : le jour qui venait serait celui de mon départ pour l'ouest. Mille fois, j'eus le temps de m'imaginer retourner dans notre cour pour y rassembler mes tuniques et serrer mes affaires de tissage dans un tapis que je pourrais suspendre à mon épaule. Il me faudrait quitter Hénoch sans que nul puisse m'interroger sur ma destination. À la nuit tombée, peut-être, ou dans le blanc de l'aube. Ensuite, il me faudrait marcher le soleil dans le dos, mon ombre me guidant vers l'ouest, m'évitant de me perdre dans le désert, seule face aux démons de la nuit et aux fauves du jour.
Je n'avais plus le choix. Ma mère Tsilah me pousserait de force hors d'Hénoch s'il le fallait. Elle voudrait que je parte avant que la colère d'Élohim ne s'abatte. Je connaissais la raison de son impatience. Elle voulait à tout prix que je fasse mes adieux quand elle pourrait encore me serrer dans ses bras. Elle voulait aussi m'épargner la vision du massacre voulu par Élohim.
La peur de ces adieux me rongeait le cœur. Je ne m'imaginais pas en avoir le courage. Un instant, durant la nuit, j'avais songé à approcher Lekh-Lekha. Lui confier ce qui m'attendait et le prier de m'aider. Lui demander de m'accompagner. Qui mieux que lui saurait me guider dans le pays de Nôd ?
Mais ce n'était qu'un rêve. J'avais déjà reconnu les regards entre ma mère et lui : à peine lui aurais-je parlé que Lekh-Lekha aurait réclamé son avis.
Tout de même, à chaque instant qui passait il me devenait plus difficile de garder mon secret. Je brûlais d'envie de me lever et de crier à tous la vérité : « Vous allez tous mourir, mais moi, Élohim m'épargnera. »
Pourquoi ? Pourquoi ?
L'angoisse contenue dans la question du vieil Arkahana, « Mais ensuite ? Ensuite, que ferons-nous ? », fut bien près de m'en donner le courage. Élohim le lut-Il dans mon cœur ? Avant que je ne cède à ce coup de folie, Noadia fut debout. Pleine de violence à nouveau, elle lança :
— Moi, je sais ce que je vais faire.
Elle nous toisa. Une grimace de détestation la défigurait. Adah, prostrée à ses pieds, voulut lui saisir la main.
— Noadia !
Noadia la repoussa. Elle s'écarta, jaugea Arkahana du regard :
— Kush a raison. Je sais ce que tu t'apprêtes à faire. Comme toujours : attendre et gémir. Attendre ! Attendre que la colère d'Élohim te tombe dessus...
L'émotion lui nouait la gorge. Sa voix était tout éraillée et sa bouche durcie par la rage laissait à peine passer ses mots.
Chancelante, Adah se redressa. Ma mère Tsilah l'imita. Noadia s'écarta un peu plus d'elles.
— Laissez-moi, ne m'approchez pas ! Vous ne m'empêcherez pas de faire ce que j'ai décidé. Je vais rejoindre Yaval. Je vais rejoindre ceux qui se rendent chez les idolâtres.
Sautillant bizarrement, elle zigzagua entre nous, de crainte qu'une main ne l'emprisonne. Adah cria son nom. Pourtant, quand Tsilah voulut s'approcher de Noadia, elle l'en
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