Ève
Pourquoi nous avait-il abandonnés ? Pourquoi m'avait-il abandonnée ?
De temps à autre, il fallait aider Arkahana, que son âge et la jambe qu'il traînait épuisaient plus vite que nous. Lekh-Lekha l'avait convaincu d'abandonner la moitié de son troupeau. Certaines brebis, trop faibles et trop affamées, nous ralentissaient dangereusement. Elles nous suivirent à distance. Deux soirs de suite les fauves en firent leur festin. On les entendit bêler de terreur et de douleur derrière une colline. Arkahana pleura. Lekh-Lekha lui dit :
— Tes bêtes nous sauvent la vie. Ces fauves étaient sur nos talons depuis des jours. Les voilà rassasiés et repus. À présent, ils préféreront dormir plutôt que de se fatiguer à nous suivre.
Les chemins de cailloux ruinaient la semelle de nos sandales. Ma mère Tsilah avait eu soin d'emporter un pot de baume d'herbes et de graisse de chèvre rancie dont nous nous enduisions les pieds avant de dormir. L'air de nos tentes empestait jusqu'au matin. Malgré tout, Hanina se déchira le talon contre une pierre. On la porta pendant quatre jours sur un lit confectionné avec les montants et les toiles de nos tentes.
La promesse faite à la Grande-Mère Awan me hantait. En pensée, je me justifiais sans cesse d'avoir entraîné les miens dans cette marche au milieu du désert. Pourtant, ne fallait-il pas essayer de comprendre pourquoi, tous, ils étaient condamnés par la volonté d'Élohim ? Quelle était la faute de nos Ancêtres Ève et Adam et pourquoi avaient-ils été bannis du jardin de l'Éden ? Qui sait, peut-être parviendrons-nous à ébranler la sévérité d'Élohim ?
À la fin du vingt et unième jour, nos gourdes étaient presque vides. La soif nous consumait. Hannuku et Damasku, les deux cousines de Kush, furent prises de folie. Elles se mirent à hurler et à sautiller avec tant de violence qu'elles risquaient de se démembrer. Elles croyaient voir des démons et des animaux épouvantables grouiller tout autour d'elles. Chaque pierre, chaque caillou devenait à leurs yeux un amas terrifiant de serpents et de scorpions. Hannuku s'enfuit en poussant des cris à faire trembler l'échine.
Lekh-Lekha et An-Kahana, le fils d'Arkahana, la rattrapèrent avant qu'elle ne se jette du haut d'un ravin. Ils durent lui lier les mains et les chevilles pour la transporter jusqu'à nos tentes. Hanina et Tsilah sortirent leurs provisions de tisanes. Elles confectionnèrent un bouillon avec le peu d'eau qu'il nous restait. Hannuku et Damasku burent et s'apaisèrent. Hanina prédit :
— Au réveil, elles auront tout oublié.
An-Kahana dit :
— Tant mieux pour elles. En attendant, nous n'avons plus d'eau. Demain, quand le soleil sera haut, nous serons trop faibles pour avancer. Et si nous ne trouvons pas une source, nous mourrons avant le soir. Ou le lendemain. Nous regretterons alors de n'avoir pas abandonné les cousines de Kush à leur folie.
Quand il eut fini de parler, chacun fixa Lekh-Lekha avec l'espoir qu'il nous annonce l'existence d'une source sur notre chemin.
J'appelai Élohim à notre secours, moi, la seule condamnée à vivre. « Élohim pardonne-moi de Te demander de veiller sur nous... » À peine eus-je le temps de commencer ma prière que j'entendis Yohanan demander à Lekh-Lekha :
— Sais-tu au moins où tu nous conduis ?
Lekh-Lekha lui répondit calmement :
— Tu vois toi-même où se couche le soleil chaque soir.
— Et alors ! s'écria Yohanan. Crois-tu qu'il n'y a pas de mal là où se couche le soleil ?
Un sourire rusé se dessina sur les lèvres de Lekh-Lekha :
— Cesse de t'agiter, Yohanan. Et vous, arrêtez de vous plaindre ! Demain ou après-demain, vous aurez autant d'eau que vous en rêvez.
Chacun s'exclama. On voulut en savoir plus. Mais Lekh-Lekha nous tourna le dos et partit vers sa tente.
— Il est des choses qu'il vaut mieux ne pas user avec les mots avant de les avoir vues de ses propres yeux, marmonna-t-il.
Yohanan protesta :
— Encore des promesses, des mensonges pour nous faire avancer vers on ne sait où !
Il se trompait.
Au matin du surlendemain, nous étions à demi morts de soif et la fatigue transformait chacun de nos pas en supplice. Parfois, il nous prenait même l'envie de tout abandonner. D'abandonner nos tentes et nos provisions que nous tirions depuis Hénoch sur des branchages, comme des blessés, et de rebrousser chemin. Et voilà que ma mère Tsilah ne parvenait
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