Ève
sommes d'Hénoch !
Un homme se détacha du groupe et se plaça au côté du dernier porteur de torche. Un couffin assez lourd lui tirait l'épaule. La troupe avança encore de quelques pas. L'homme posa le couffin et y plongea la main. On cria tous ensemble quand il en retira une tête d'homme qu'il jeta vers nous.
— Tu vois, Lekh-Lekha, tu t'es trompé. Lemec'h n'était pas très loin. On en a trouvé des morceaux ici et là.
Dans mon dos, Adah hurla :
— Lemec'h !
C'était la tête de mon père, ses yeux blancs sans vie grands ouverts, comme sa bouche béante sur une plainte que nul ne pouvait plus entendre.
Ma mère Tsilah cria :
— Irad, c'est toi ? C'est toi qui as fait ça ?
En riant, l'homme se rapprocha encore du porteur de torche. C'était bien Irad, le frère de Kush. Il releva le couffin et le lança de toutes ses forces vers nous. Quand il tomba, deux mains pâles s'en échappèrent et roulèrent sur les cailloux.
— Voici l'œuvre des démons, femmes de Lemec'h ! s'écria Irad. Le reste, vous le trouverez sur le chemin du Nord, si les fauves ne se sont pas déjà repus de cette pourriture.
— Les démons, nous les avons devant nous, répliqua Tsilah. Même dans la nuit, je vois le sang des assassins sur vos mains.
— Oh, c'est que tu as meilleure vue que ton époux ! ricana Irad.
— Caïn notre aïeul portait le signe d'Élohim. Lemec'h le menteur allait aussi nu et aveugle que ses mensonges. Pourquoi Élohim s'offusquerait-Il de le voir dépecé ? demanda une voix derrière Irad.
Lekh-Lekha tendit son arc, pointa une nouvelle flèche sur la poitrine d'Irad :
— En ce cas, Élohim ne s'offusquera pas si je tire, dit-il.
L'orgueil d'Irad était grand : il ricana. Mais sa prudence était tout aussi grande : il recula en entraînant d'un geste sa troupe derrière lui.
6
La nuit et le jour suivant furent les plus terribles que je vécus à Hénoch. Dès qu'Irad et les assassins de Lemec'h eurent disparu, Lekh-Lekha abandonna son arc et s'approcha du couffin abandonné. Il eut le courage d'y replacer les mains coupées et le visage aux yeux de lune morte de mon père Lemec'h.
— Qu'en fait-on ? demanda-t-il à ma mère.
— Pour ce qui est de moi, répondit-elle durement, tu peux aller l'offrir aux charognards. Qu'ils se régalent !
— Tsilah, non ! protesta Adah, en larmes. Lemec'h était le père de mes fils et celui de Nahamma !
Ma mère et tous les autres me dévisagèrent.
Qu'aurais-je dû dire ? Qu'aurais-je dû faire ?
Aujourd'hui encore, tant d'années après cette nuit d'épouvante, je ne le sais pas.
Je baissai lâchement la tête. J'entendis la voix de ma mère, rauque de haine :
— Alors, qui voudra creuser une tombe pour la tête de l'assassin de Caïn et de mon fils Tubal ?
Le silence lui répondit. Enfin Arkahana annonça :
— Il y a un puits sec à six cents pas d'ici, dans cette direction, dit-il en pointant le doigt. On peut y jeter le couffin et quelques pierres dessus.
Ma mère Tsilah haussa les épaules.
— Si vous en avez le courage.
Lekh-Lekha s'empara d'une torche. Arkahana saisit les anses du couffin. Et moi, les voyant s'éloigner dans l'obscurité, je songeai : Oh mon père ! Sachant ce qu'on dirait de lui : « Pour l'éternité, la tête de Lemec'h mange la poussière du pays de Nôd. Les jardins du Mal des maudits d'Élohim sont son royaume ! »
Oh, comment mon cœur n'a-t-il pas éclaté durant cette nuit ?
Sans attendre le retour d'Arkahana et de Lekh-Lekha, nous continuâmes d'entasser pierre sur pierre sur le tertre de la Grande-Mère. Quand elles vinrent à manquer, le tumulus nous dépassait de plusieurs têtes. Mes bras et mon dos brûlaient. Le jour était encore loin, les flammes des torches restaient hautes. Nous murmurâmes les dernières prières de l'adieu.
Enfin ma mère Tsilah s'assit par terre avec un soupir. Elle posa le bâton blanc d'Awan sur ses cuisses. Elle ne s'était pas résolue à l'ensevelir avec la dépouille de la Grande-Mère.
Nous l'imitâmes sans parler. Nous fîmes circuler nos gourdes. Chacun se contenta d'une gorgée.
La fatigue m'emporta à l'orée du sommeil. Le visage de Youval s'afficha contre mes paupières. Pourquoi n'était-il pas avec nous ? Allait-il fuir Hénoch, comme les autres, pour rejoindre Yaval ? À lui, peut-être aurais-je pu confier le sort qu'Élohim me réservait. S'il savait, peut-être, peut-être viendrait-il avec
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