Fatima
mon ange ! Jamais, jamais… Jure-le-moi… Il aura besoin de toi comme il aurait eu besoin de ton frère Qasim. Dieu le Grand, le Clément, a voulu ce qui est. Qu’Il soit béni et te fasse la fille de ton père comme la nimcha dans la main du conquérant… Fatima… Promets-moi. Tu es forte comme dix garçons. Aime ton père, protège-le comme je l’ai aimé et protégé. Promets-moi, ma Fatima d’amour. Promets-moi !
Bien sûr, elle avait promis.
Et, alors que son père enfouissait Khadija dans la terre du cimetière, elle avait renouvelé sa promesse.
Aujourd’hui, cinq années plus tard, elle comprenait que sa mère avait tout prévu : la solitude de son père, sa grandeur.
Fatima avait pris de l’âge. Elle avait cessé de se comporter en fillette. Elle savait qu’elle tiendrait sa promesse jusqu’au jour où elle serait aussi vieille, aussi mourante que sa mère bien-aimée. Elle savait que jamais, de toute son existence, elle ne deviendrait l’une de ces femmes sans cervelle, sans courage face aux hommes et à leurs mensonges, leurs ruses et leur mauvaiseté, comme l’étaient devenues ses soeurs, Zaynab, Ruqalya et Omm Kulthum. Des sottes et des lâches uniquement préoccupées du bien-être de leurs stupides époux et prêtes, pour cela, à tourner le dos à leur père !
Il y avait désormais tant de choses qu’elle saisissait mieux. Elle ne craignait plus autant la mort. Souvent, elle avait entendu son père répondre à ceux qui lui demandaient, la peur au ventre, ce qu’ils allaient devenir une fois enfouis sous la poussière du cimetière : « Le moment venu, le Seigneur te fera tourner le dos à ce qui t’entoure. Tu deviendras ce qu’il aura décidé. Tu n’auras d’autre destination que Lui. À Son côté tu parviendras, poussière et vermine, ou heureux dans Sa lumière et le temps qui ne se compte plus. C’est selon ce que tu auras accompli en premier et en dernier. De ta vie, de ce que tu as commis, Il sait tout. S’Il le juge juste, Il saura rassembler dans Son paradis jusqu’à tes phalanges [3] . »
Aujourd’hui, elle saurait prendre tendrement le visage mourant de sa mère. Elle oserait le couvrir de mille baisers qui l’accompagneraient durant son voyage jusqu’au paradis du Rabb Clément et Miséricordieux.
Mais Fatima avait aussi appris que la mort n’accordait que souvenirs, regrets et promesses. Rien ne revenait ni ne recommençait de ce qu’elle emportait.
« Ce que tu dois faire, répétait son père à qui voulait l’écouter, fais-le sans attendre. Ton devoir, tu le connais. Où ton coeur te porte, tu le sais. Le Seigneur t’a donné de quoi avancer sans crainte dans le monde. »
Ainsi, en se montrant chaque jour fidèle à la promesse faite à sa mère, il y avait beaucoup, beaucoup d’autres choses que Fatima avait apprises, et dont nul ne se doutait.
Même son père adoré s’obstinait à croire qu’une fille de quinze ans n’était encore qu’une enfant. Ou une fille à marier. Ce qu’elle ne deviendrait pas. Jamais. Elle n’était pas faite comme les autres femmes. Aucun époux ne pourrait dire à la face de tous que Fatima bint Muhammad lui appartenait. Il n’y avait et n’y aurait jamais, jusqu’à ce que le Rabb Clément et Miséricordieux l’emporte, qu’un homme envers qui elle avait des devoirs : son père.
Oui, Khadija, dans son agonie, avait vu juste. Innombrables étaient ceux qui haïssaient son époux. Ils grouillaient dans Mekka, ricanant, braillant, n’hésitant pas à l’insulter dans les rues ou à la Ka’bâ. L’appelant « Muhammad le Fou », « Muhammad le Démon ». Ou encore « Abu Qasim », afin de lui rappeler qu’il n’était le père que d’un fils mort. Racontant à grands rires méprisants qu’il n’était qu’un impuissant. Un demi-homme capable seulement d’engendrer des filles.
Dix fois déjà, le coeur incendié par la rage et le désir de vengeance, Fatima les avait entendus vomir ces horreurs. Elle avait eu la force de n’en rien laisser paraître, de se taire, de masquer sa honte et d’attendre la nuit pour se vider de son humiliation. Elle se jurait alors que le jour viendrait où elle réduirait ces bouches mensongères au silence. Il n’était plus de soir où elle n’osait, avant de s’abandonner au sommeil, s’adresser directement au Rabb de son père :
— Fais de moi celle que je dois être. Fais de moi le bouclier et la nimcha de mon père, Muhammad le
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