Faux frère
Les marins forcèrent sur les rames et les barges, passant sous le pont, gagnèrent des eaux plus calmes. Le brouillard était encore dense lorsqu’ils abordèrent la courbe du fleuve en direction de Westminster. À un moment, les rameurs accélérèrent le rythme frénétiquement pour éviter la haute proue dorée d’une galère vénitienne qui avait soudain surgi de la brume et fonçait droit sur eux. À part cela, le trajet se passa sans incidents. Lorsqu’ils s’approchèrent de la rive nord, ils distinguèrent la tour et les clochers de Westminster dans le brouillard qui s’effilochait.
Ils débarquèrent aux King’s Stairs. Les ordres claquèrent et les archers se mirent sur deux files pour emboîter le pas à Corbett et à ses compagnons. À la grande surprise des rares serviteurs de l’abbaye, encore ensommeillés, la petite troupe traversa les jardins au pas de charge, puis la cour du palais avant de faire irruption sur le domaine abbatial. Une porte latérale de l’église était ouverte. Corbett ordonna à l’escorte militaire de rester à l’extérieur, puis ils pénétrèrent dans la nef plongée dans le froid et les ténèbres.
— Apportez des bancs ! cria-t-il à Limmer en désignant d’un geste le transept sud. Que l’on en place un contre le mur, et que l’on dispose une chaise en face. Que l’on amène céans Messire William Senche qui sera probablement en train de cuver son vin.
Le clerc huma l’encens qui embaumait encore.
— Puis allez au réfectoire et mettez Adam of Warfield et frère Richard en état d’arrestation, même s’ils protestent. Conduisez-les ici ! Que l’on poste des sentinelles ! Bloquez toutes les issues de l’abbaye et du palais ! Que personne n’entre ou ne sorte sans ma permission !
— Pour William Senche, ce sera facile, rétorqua l’officier. Mais les moines peuvent nous accuser de sacrilège si nous ne respectons pas leur habit ! Sans compter que nous avons pénétré sans autorisation sur un domaine ecclésiastique.
Il ajouta, un rictus amer aux lèvres :
— Je ne veux pas que l’on crie à un nouveau martyre de Thomas-a-Becket {29} et je me refuse à ce que mes hommes soient maudits et solennellement excommuniés !
— Rien de tout cela n’arrivera ! le rassura Corbett. Ce n’est pas une querelle entre le pouvoir royal et l’Église, mais un affrontement entre des officiers et des malfaiteurs avérés.
— Ce sont des moines !
— Oui, et des malfaiteurs pourtant ! Je le prouverai, Messire Limmer. Je puis vous certifier que lorsque cette affaire aura pris fin et que le roi saura quelle part vous y aurez prise, vous recevrez louanges et récompenses. Quant à notre sainte mère l’Église, fort occupée à régler bien d’autres problèmes, elle ne sera que trop heureuse de voir justice faite !
L’officier opina en souriant. Puis il sortit hâtivement en lançant des ordres.
— Et nous, mon maître ?
— Vous, Ranulf et Maltote, restez près de la porte latérale. Ne me rejoignez que si ceux que j’interroge usent de violence ou menacent de le faire, bien que je doute qu’ils en arrivent à cette extrémité.
Corbett remonta la nef pour gagner le transept sud où des archers avaient déjà disposé un banc et une chaise provenant de la chapelle Notre-Dame. Il s’assit et fit une prière silencieuse, demandant au ciel que les événements lui donnent raison. Il avait eu beau s’adresser avec assurance à Limmer, il se sentait nerveux et mal à l’aise. Si ses accusations se révélaient fausses et que ses hypothèses s’écroulaient, il aurait à s’expliquer devant les évêques aussi bien que devant le roi.
Il entendit soudain des éclats de voix et des jurons étouffés à l’entrée de l’église. La porte s’ouvrit violemment et Limmer s’avança, suivi d’un groupe d’archers tenant solidement par les bras trois silhouettes qui se débattaient. Corbett se leva. Adam of Warfield semblait au bord de l’apoplexie. Sous le feu de la colère, son visage habituellement cireux s’était empourpré aux pommettes, ses yeux flamboyaient et Corbett aperçut de la salive aux commissures de ses lèvres.
— Vous le regretterez ! rugit le sacristain. Je veillerai à ce que vous soyez excommunié par mon ordre, par la hiérarchie ecclésiastique de l’Angleterre, par le pape lui-même !
Il se débattit tellement qu’il fit lâcher prise aux archers narquois qui l’entouraient et il se
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