Fiora et le Pape
la fenêtre.
– Je
n’ai aucune honte à l’avouer, fit-il alors. Il y a dix ans que les Turcs m’ont
privé de ma virilité. Une cruelle épreuve alors, mais à laquelle je dois bien
des compensations : par exemple d’avoir été offert au pape par le seigneur
Ramon Zacosta, grand maître des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. C’est
lui qui m’a baptisé Domingo après avoir fait pendre à Rhodes le reis qui me
tenait captif sur sa galère avec d’autres esclaves. Mon nouveau maître n’était
pas encore devenu le souverain pontife, mais il m’a bien traité parce que je
suis un lettré. Je lui suis tout dévoué.
– Alors,
sais-tu pourquoi il m’a fait enlever ? Ai-je donc tant d’importance pour
qu’il envoie en France une bande de coupe-jarrets et surtout qu’il se prive d’un
serviteur de ta valeur ?
– Je
ne sais rien, sinon qu’il a promis de l’or si nous te ramenons à Rome. Mais ses
ordres étaient formels : on ne devait te faire aucun mal et, je te le
répète, Montesecco a voulu te faire peur. Tu es belle et il espérait, en
faisant de toi sa maîtresse, réussir un coup double.
Bien
souvent, au cours de l’interminable voyage, Fiora avait retourné ces pensées
dans sa tête sans parvenir à leur trouver un sens, puis elle avait fini par y
renoncer. La claustration forcée altérait sa santé bien que Domingo ouvrît sa
fenêtre matin, soir, et aussi souvent que le temps le permettait pour que l’air
de la mer pût assainir la cabine. La nourriture aléatoire et le manque d’exercice,
joints aux regrets incessants de ceux qu’elle avait laissés derrière elle,
faisaient le reste et quand, enfin, elle put quitter le navire, Domingo demanda
que l’on restât deux ou trois jours au château papal de Civita Vecchia pour que
la prisonnière se remît un peu de la traversée : elle avait une mine
effroyable et le pape ne serait pas content.
Il
obtint sans peine cette faveur, car Montesecco et sa bande n’étaient pas
beaucoup plus frais. Et ce n’est que deux jours après avoir touché terre que le
Nubien fit monter Fiora dans la litière aux armes papales qui devait la
conduire enfin à Rome.
En
dépit de sa situation dramatique, celle-ci avait senti comme un frémissement de
joie en touchant à nouveau du pied la terre italienne. Tout au long des quelque
vingt lieues qui séparaient de la mer l’antique cité des Césars, et malgré les
rafales de pluie qui noyaient la campagne, elle respira avec une sorte d’avidité
l’air qui soufflait des Apennins. Ces nuages qui volaient si bas avaient
peut-être survolé Florence, sa Florence jamais oubliée, jamais reniée et dont
seulement soixante-dix lieues la séparaient, mais le plat pays que l’on
traversait n’évoquait en rien les douces collines toscanes. Ce n’étaient qu’étangs
glauques qui sous le ciel gris semblaient faits de mercure, maigres boqueteaux,
et par endroits l’imposante et noire silhouette d’un grand pin parasol. Ce pays
était celui de la fièvre qui revenait chaque été et Fiora pensa que, même sous
le soleil, il devait dégager une profonde mélancolie. Aussi fut-ce avec un
vague soulagement qu’elle vit se profiler sur les lointains les formes amples
des monts Albains. Rome, qu’annonçaient déjà nombre de ruines antiques, n’était
plus loin.
A
présent, assise sur un tabouret de velours, auprès de la fenêtre d’une petite
antichambre peinte à fresques dont le sol de marbre était en partie couvert par
un tapis du Khorassan, elle regardait, en bas dans la cour qu’elle venait de
traverser, et sans vraiment s’y intéresser, le va-et-vient des soldats armés de
longues pertuisanes et des équipages d’où sortaient des simarres pourpres ou
violettes et même des robes plus modestes. Un profond sentiment d’absurdité
occupait son esprit. Que faisait-elle là, dans ce palais dont la somptuosité se
voulait offerte à Dieu, mais s’adressait surtout à un homme dont la puissance,
il est vrai, s’étendait jusqu’aux limites de la Chrétienté. Son sort allait
dépendre de cet homme dont elle était la captive. Elle ne savait même pas
pourquoi on lui avait fait parcourir un bon tiers du tour de l’Europe.
Montesecco
allait et venait devant elle, creusant la laine du tapis d’un talon impatient.
Remis de ses malaises, il avait hâte à présent de toucher le prix de son
exploit, mais les regards triomphants que, de temps en temps, il laissait peser
sur sa
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