Fortune De France
gardée, comme toutes celles de mon père – apporte
bien la preuve, si celle-ci manquait, que mon père, comme disait M. de Lascaux
(lequel, tout grand médecin qu’il fût, avait fui Sarlat dès la première alarme
de la contagion), était « hérétique en médecine comme en religion ».
Car à part l ’eau de thériaque, il ne paraît avoir eu que peu de fiance
en la plupart des remèdes fameux utilisés pour la curation de la peste, y
compris la saumure d’anchois et l’huile de scorpion dont, quelques années plus
tard, j’entendis pourtant dire le plus grand bien par les doctes à Montpellier.
Ah !
que le temps se traînait pour moi en cette quarantaine ! Chaque jour me
parut un mois – un mois dont les jours étaient longs... Et quelles
n’eussent pas été ma langueur et ma morne désoccupation – malgré
Tite-Live, la Bible et nos rois – si je n’avais eu Samson. Celui-là, quel
ange de Dieu ! Vivre vingt jours, vivre vingt fois vingt-quatre heures,
serré en un lieu clos avec son frère, et à la fin, sans jamais le plus petit
nuage, sans le moindre soupçon de querelle ou de picanierie, et à la fin,
dis-je, l’aimer – si c’est possible – davantage, cela montre bien
de quel pur métal est ce frère, car pour moi, je ne me leurre point, je connais
les imperfections de mon humeur.
Je
l’ai dit sans doute, mais je désire le ramentevoir, puisque ceci est un
portrait : Samson, en premier lieu, est beau, d’une beauté à éclairer les
ténèbres ; ses cheveux, d’un blond de cuivre bouclant jusque sur sa
robuste encolure ; ses yeux, d’un bleu azuréen ; son teint de lait ;
ses traits harmonieux. Et je ne parle ici que de son visage, et non point de
son corps, qui devait devenir, avec les ans, par sa virile symétrie, digne de
la statuaire. Mais cette beauté encore n’est rien, ni sa grâce ni ses infinis
agréments. Ils ne sont que les visibles symboles de l’âme qui habite cette
enveloppe.
Cabusse
prétend que Samson est gourd du cerveau pour ce qu’il est lent à parer une
pointe et lent à pousser la sienne. Cabusse se trompe : ce n’est point là
défaut d’esprit, mais vertu. Samson aime tant qui le confronte qu’il ne peut
croire qu’il puisse recevoir de lui navrement, ni le navrer lui-même. La
méchanceté, même apparente et par jeu, lui est chose inintelligible. J’en ai
mille et mille preuves. Et la dernière fut cette image que j’aime revoir en mon
esprit : Samson sur son cheval blanc, face à l’émotion populaire de la
Lendrevie, ses grands yeux bleus étonnés fixés sur les furieux, et répétant de
sa voix douce et zézayante : « Qu’est cela ? Qu’est cela ? »
Chez
l’homme le plus généreux de la terre vient un moment où l’amour de soi montre
le nez. Ce moment, chez Samson, n’arrive jamais. Sans même y penser, et sans
songer à s’en faire gloire, il préfère l’autre à soi. Samson pleura quand ma
mère mourut. Et pourtant, de son vivant, ma mère ne lui adressa mie la parole,
et pas une fois ne jeta les yeux sur lui. Comment fit-il donc pour l’aimer, et
que vit-il en elle – lui qui était pour elle invisible ? Je ne sais.
Car il parle peu, inhabile à exprimer l’amour qu’il porte en lui. Mais cet
amour incommensurable qui rayonne également sur tous comme le soleil, il m’en
donna une preuve nouvelle, et des plus touchantes, à l’issue de cette
quarantaine, comme je dirai plus loin.
Mon
père mit à profit les loisirs de la quarantaine pour faire par lettre à M. de
la Porte le récit de l’émotion de la Lendrevie. Il la lui fit tenir par
Escorgol, qui reçut le commandement de tendre cette missive cachetée aux
soldats de la Porte par un long bâton fendu du bout. Escorgol devait aussi
percevoir les espèces qui étaient dues pour la moitié du jeune bœuf que nous
avions vendue, mais là aussi, sa consigne était stricte. Les pièces d’argent
soupçonnées d’être infectes pour avoir passé, à Sarlat, dans tant de mains,
devaient lui être remises par les débiteurs dans un poilon rempli de vinaigre.
Guillaume
de la Porte fit porter sa réponse deux jours plus tard à Mespech par
chevaucheur, mais à celui-ci mon père, sans lui ouvrir, ne parla que le masque
vinaigré posé sur le visage et du haut du fenestrou du châtelet d’entrée,
n’acceptant qu’au bout d’une perche semblable à celle dont s’était servi
Escorgol la lettre dont il était porteur. Cette lettre, mon
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