Fortune De France
l’extrême limite du forcement, la Franchou, avec des
petits cris plaintifs et un chapelet de « doux Jésus ! », passa
enfin, dégringola les barreaux de la chanlatte plutôt qu’elle ne les descendit,
et tomba dans les bras de mon père qui, la brandissant comme il avait fait le
quartier de bœuf, à la lettre la jeta sur le plateau de la charrette.
Il
fut en selle en un clin d’œil. Et tous alors, donnant de l’éperon, du fouet et
de la voix, et poussant, dans notre soulagement, des hurlements étranges, nos
cinq chevaux bondirent comme fols, leurs fers arrachant des étincelles aux
pavés maudits du faubourg.
CHAPITRE X
Le
plus pénible pour Samson et moi dans cette expédition de Sarlat ne fut pas
l’émotion de la Lendrevie, mais les vingt jours de quarantaine que nous dûmes
subir à notre retour à Mespech, dans la tour nord-est. À Michel et Benoît
Soriac ne plut pas davantage leur réclusion dans la salle au-dessous de nous.
Par les fentes du plancher, et sans pouvoir discerner qui parlait, car ils
avaient même voix, je les entendais gémir, l’un après l’autre, de la longueur
du temps. Et certes, long, il l’était, les journées n’étant coupées que par les
trois repas que nous apportait Escorgol, et ceux-ci, sur l’ordre de mon père,
fort copieux, pour fortifier nos veines et nos artères contre l’entrée en nous
de la vapeur fatale.
Mon
père avait fait choix d’Escorgol comme messager parce qu’il avait survécu à la
contagion, deux ans plus tôt, à Nismes. On pouvait donc penser que son corps,
ayant triomphé une première fois du venin, le chasserait de nouveau s’il en
était derechef attaqué.
Escorgol,
ayant reçu cet emploi – et aussi celui d’entretenir les feux dans les
chambres des enfermés –, ne pouvait plus pourvoir à la garde du châtelet
d’entrée, et celle-ci fut assurée par mon père qui, par la même occasion, y fit
sa quarantaine, occupant le premier étage, et Franchou le second. C’est mon
père qui décida de ce cantonnement, et je vois, par une brève et amère allusion
dans le Livre de raison, que Sauveterre, s’il avait été consulté, eût
fait une répartition différente.
Dès
le deuxième jour de notre captivité, l’oncle Sauveterre, craignant les effets
sur nous de l’oisiveté, nous fit passer notre Tite-Live avec nos dictionnaires
latins et l’Histoire de nos Rois (qu’il avait rédigée pour nous de sa main),
avec commandement de traduire une page du premier et d’apprendre deux pages de
la seconde chaque jour ; et enfin une Bible, dont les passages à lire à
haute voix trois fois par jour étaient marqués par des signets.
Dans
ses instructions écrites, Sauveterre exigea de moi la promesse de ne pas aider
Samson en son latin, mais, par écrit aussi, je m’y refusai en termes
respectueux, arguant que si Samson ne pouvait avoir, pour sa traduction, le
secours de l’oncle Sauveterre, il devait au moins recevoir le mien, de peur
d’être réduit au désespoir, prenant les choses tant à cœur. Et Sauveterre, à la
réflexion, y consentit, à condition que je soulignasse les passages où j’avais
aidé mon frère. Non que Samson fût médiocre en latin mais il était un peu
faible en français, et c’était bel et bien en français que nous devions
traduire le latin, et non en langue d’oc. Or je parlais déjà assez bien la
langue du Nord, ma mère, de son vivant, ayant affecté, par souci d’élégance, de
n’employer qu’elle en s’adressant à moi, et mon père, d’autre part, y
recourant, dès qu’il me parlait médecine. Mais le pauvre Samson n’avait pas eu
ces avantages, et il s’en désolait.
Toujours
par écrit, je fis à Sauveterre plusieurs demandes qui eurent des sorts
différents :
1. « Peux-je
demander à Escorgol de m’apporter deux épées et deux plastrons ? »
— « Accordé.
Mais prenez garde, dans votre fougue, de ne pas éborgner votre frère. »
2. « Peux-je
envoyer Escorgol quérir mon bilboquet ? »
— « Refusé.
Vous n’avez plus l’âge, monsieur mon neveu, de ce divertissement
frivole. »
3. « Peux-je
correspondre avec mon père au sujet de la peste ? »
— « Accordé. »
4. « Peux-je
écrire à Catherine et à la petite Hélix ? »
— « Refusé.
Vous n’avez rien à dire aux filles qui soit, pour elles et pour vous, de la
moindre conséquence. »
Ce
n’était point mon avis, ni celui de la petite Hélix,
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