Fortune De France
trois Roumes de son arc infaillible lors de l’attaque des
méchants contre Mespech. Mes droles, que vous voyez ici, ont soutenu sans
battre un cil l’émotion de la Lendrevie. Escorgol, c’est vrai, n’a point encore
combattu, mais il est fort à tuer un bœuf d’un coup de poing, habile à
l’arquebuse, et vaillant comme tout Provençal. Quant à notre Miroul – car
il est nôtre maintenant –, je compte user de son audace et de sa
merveilleuse agilité d’une façon que je ne dirai pas encore (cela dit en
plissant le front d’un air fort entendu), mais qui sera pour beaucoup dans le
succès de l’entreprise.
Faisant
alors de ses yeux le tour de la table – où l’on avait, en cette grande
occasion, posé les deux chandeliers, toutes chandelles allumées –, mon
père regarda tout un chacun l’un après l’autre de façon fort délibérée, et dit
enfin d’une voix forte et sonore :
— Mes
braves, j’ai commandé à la Maligou de tirer notre vin le meilleur et de rôtir
une demi-douzaine de beaux poulets, et de préparer d’autres viandes en
abondance, afin que nous réparions nos forces, à midi, le combat terminé,
chacun contant à l’autre ses exploits, dont le bruit, soyez-en assurés,
retentira longtemps dans nos villages à la veillée.
Il
haussa encore la voix :
— Et
maintenant, Maligou, Barberine, Franchou ! Reversez de la soupe à
chacun ! Faisons chabrol !
D’avoir
parlé ainsi, c’était guerre à demi gagnée, tant les cœurs s’étaient fortifiés
par l’appréhension de leur gloire future. Courut alors autour de la table un
murmure viril. Les femmes, qui s’étaient tenues jusque-là, apeurées et
tremblantes, sur le seuil de la cuisine, accoururent pour servir nos guerriers,
et de ceux-ci les trognes rougirent et les yeux brillèrent sous les feux du
chabrol et de cet habile discours, les dos tout redressés et les épaules
haussées dans les corselets dont l’acier luisait fièrement aux chandelles.
Pour
moi qui, avec Samson, avais eu ma part dans le palmarès de mon père, ayant
« soutenu sans battre un cil l’émotion de la Lendrevie », je pensais
malicieusement que « les droles » dont il avait parlé n’incluaient
pas mon aîné François, puisque c’était la première fois, ce jour d’hui, qu’il
allait voir le feu. Et de penser cela me fit courir le sang plus vif dans les
veines, d’autant que la petite Hélix m’ayant versé, avec de tendres regards,
une bonne rasade de vin dans mon reste de soupe, mon chabrol me montait quelque
peu à la tête. La poitrine gonflée dans mon corselet tout neuf, jetant autour
de moi des yeux assurés, je me sentais fort impatient d’en découdre. Hélas,
j’imaginais peu, participant, moi aussi, à la griserie guerrière où les paroles
de mon père nous avaient tous jetés, quelle serait mon humeur quelques heures
plus tard, « à midi, le combat terminé ».
On
gagna Campagnac par les sentiers qui nous étaient si familiers, à nos chevaux
et à nous, qu’on eût pu s’y rendre, eux et nous, les yeux fermés, mais par
bonheur la nuit n’était pas si noire, la lune apparaissant par brefs moments
hors des nuages. Le seigneur de Campagnac était au lit, travaillé d’une fièvre
ardente, mais ses hommes, néanmoins, étaient prêts. Presque triplée en nombre,
notre troupe repartit aussitôt vers Sarlat, mon père chevauchant en tête avec
Puymartin, beau seigneur catholique qui avait pris part à la défense de Sarlat
contre Duras, non point tant par zèle religieux que pour empêcher la ville
d’être pillée. Il admirait fort mon père et, chevauchant derrière lui, je
l’entendis qui regrettait que Mespech menât une vie si austère et recluse, au
lieu de participer aux fêtes brillantes que la noblesse catholique du Sarladais
se donnait continûment en ses châteaux.
Redoutant
le bruit que faisaient notre charrette et les sabots des chevaux, on démonta à
un quart de lieue de Sarlat, confiant nos montures et nos bagues à trois
hommes, auxquels fut recommandée la plus grande vigilance. On fit à pied le
reste du chemin, la troupe divisée en petits groupes cheminant à une vingtaine
de toises l’un de l’autre. En éclaireurs, et très détachés, marchaient à pas de
velours Cabusse, Marsal le Bigle et Coulondre Bras-de-fer, le brillant de leurs
corselets dissimulé par des casaques noires, et des chiffons autour des pieds.
Ils pénétrèrent dans la Lendrevie et en firent
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