Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
référence à la mort du pape : elle était bien trop habile pour cela. Mais elle me pria de m’asseoir sur une chaise plutôt qu’un tabouret en sa présence, et se fendit même d’un compliment sur ma robe en serge, d’un gris tout à fait ordinaire, que j’avais revêtue à la hâte pour être plus à l’aise.
Lucrèce fut plus directe. Elle vint à ma rencontre dans la réserve, au moment où je finissais de passer en revue les dernières bouteilles, paniers, caisses, ballots et barils récemment arrivés au palazzo, et d’apposer les derniers sceaux pour parer à toute tentative de frelatage.
— Est-ce vrai ? demanda-t-elle d’un ton impérieux. Ce qu’on entend dire ?
Je levai les yeux de mon registre – gracieusement fourni par Renaldo, qui était allé jusqu’à m’expliquer comment l’utiliser, ce dont je lui étais sincèrement reconnaissante. Depuis l’incident dans son bureau (c’est ainsi que je le qualifiais, rien de plus), il m’avait offert son aide de la plus aimable manière. Étant donné que j’apprécie l’organisation et la précision, et que Renaldo est passé maître dans ces arts-là, j’espérais bien pouvoir travailler avec lui en toute harmonie à l’avenir.
En supposant que j’en aie un, bien entendu.
— Je ne sais pas, répliquai-je. Qu’entend-on dire ?
— Que tu es la plus grande et la plus audacieuse des empoisonneuses de tous les temps. Que tu as osé tuer le pape, mais que tu t’es arrangée pour que cela paraisse naturel.
J’en eus le souffle coupé. Le registre me tomba des mains et alla s’écraser sur le sol en pierre à mes pieds, et je l’y laissai tant j’étais abasourdie.
— Les gens disent vraiment cela ? On parle de ça dans la rue ?
Si elle disait vrai, c’était une catastrophe. Tous les espoirs de Borgia reposaient sur son statut de papabile . Étais-je allée à de telles extrémités (Rébecca était dans mes pensées, à tout instant) pour rien ?
— Eh bien… non, admit Lucrèce à contrecœur. (Elle me gratifia d’un sourire charmant, comme pour s’excuser.) Mais en vérité, je me posais la question. Papà avait l’air tellement impatient, et aujourd’hui, enfin, il a une chance de voir se concrétiser son désir le plus cher.
Je soupirai de soulagement et me penchai pour ramasser le registre. Le serrant fort, je lui déclarai :
— Écoutez-moi bien, Lucrèce. Ne redites jamais ce que vous venez de me dire. Quoi que vous en pensiez, quoi que vous imaginiez, vous devez garder à l’esprit que votre père ne doit jamais être soupçonné d’être mêlé à la mort d’Innocent.
— Évidemment, je le sais, répondit-elle offusquée à l’idée que je puisse la croire si ignorante. Mais juste entre nous…
— Il n’y a pas d’« entre nous » qui tienne, dans cette affaire. (Voyant qu’elle boudait, je m’adoucis quelque peu.) Mais cela ne concerne que cette question. Nous pouvons parler de tout, sinon.
— Bien, accepta-t-elle. Alors, tu vas me dire qui est ce bel homme qui t’attend dans la cour.
— Je ne vois pas de qui vous voulez parler…
Mais à la vérité, je le voyais ou tout au moins j’espérais voir, tant je suis sujette aux caprices de cette chose qui passe pour être mon cœur.
Celui-ci justement commença à s’agiter, et je me forçai à en ralentir le rythme, bien décidée à être l’incarnation même du calme et du sang-froid. Mais lorsque je vis l’homme dont j’avais rejeté la demande en mariage, et qui pourtant était resté à mes côtés à travers des épreuves qui en auraient fait fuir plus d’un, je ne pus m’empêcher de me précipiter pour aller l’accueillir.
— Rocco ! Tout va bien ? Qu’est-ce qui t’amène ici ? Nando… ?
— Il est toujours à la campagne, répondit-il.
Alors il me sourit, ce qui eut pour effet de transformer ses traits et de le faire paraître à la fois plus jeune et plus insouciant.
— Je suis venu m’assurer que tu allais bien, expliqua-t-il. Un homme au palazzo, je pense que c’était l’intendant, m’a dit que tu étais ici. J’espère que je ne te dérange pas…
— Pour l’amour du ciel, Rocco, pourquoi me dérangerais-tu ? Mais rassure-moi, tout va bien ?
Je crois que je ne l’aurais pas supporté s’il m’avait répondu par la négative. À cause de moi et de ma légèreté, il avait été exposé à un grand danger, et jamais je ne me le pardonnerais s’il lui arrivait quelque chose.
Il
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