Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia

certains sujets, il n’hésitait pas à dire haut et fort ce qu’il pensait.
    — Alors tu as raison, reprit Rocco, il vient dans le but de faire échouer Borgia. Si Morozzi et lui ne sont pas déjà de mèche, cela ne saurait tarder.
    — Il faut prévenir le Cardinal.
    Mais à dire vrai, il était probable qu’il soit déjà au courant, ayant la fine fleur des espions de la chrétienté à son service ; il ne cessait de se plaindre de leur coût, mais l’on voyait bien qu’ils faisaient sa fierté. Ainsi donc, il y avait toutes les chances pour qu’il ait entendu parler du stratagème de Torquemada avant que le Grand Inquisiteur lui-même ne l’ait entièrement élaboré.
    Rocco hocha la tête, mais son front restait plissé.
    — Promets-moi d’être prudente, Francesca. Torquemada fait un ennemi bien dangereux.
    Il n’avait pas besoin de me le dire. L’année précédente seulement, les dominicains avaient accusé huit juifs et conversi d’avoir crucifié un enfant chrétien. En dépit de l’absence de corps et de preuves qu’un crime ait même été commis, les accusés avaient tous finis sur le bûcher. Torquemada avait alors annoncé une grande victoire pour le Christ – alors que je L’imaginais bien plutôt pleurer sur leur sort.
    Manifestement, le Grand Inquisiteur goûtait aux flammes et à l’agonie qu’elles infligent.
    — Je te le promets, lui dis-je. Mais je ne peux me dérober maintenant.
    Nous étions tout proches l’un de l’autre, dans cette cour ensoleillée du palazzo. La fontaine gazouillait gaiement, et les colibris nous voletaient autour pour aller y boire. Le cadre était idyllique – et si âprement en décalage avec notre époque troublée.
    — J’aimerais que tu le puisses, dit Rocco dans un souffle, avant de m’attirer plus près de lui.
    À peine consciente de ce que je faisais, je pris son visage dans mes mains.
    — Personne ne le peut, pas avec ce qui se passe en ce moment, dis-je. Il reste à espérer que l’on parviendra à faire prendre la tournure que l’on veut aux événements.
    — Je nourris d’autres espoirs, me répondit-il, avant de m’embrasser.

24
    A lors que toute la ville de Rome attendait les obsèques d’Innocent et sa mise au tombeau dans la crypte sous le maître-autel de Saint-Pierre, Il Cardinale annonça son intention de donner un dîner. Il serait exagéré de parler de célébration ; disons plutôt que c’était l’occasion de solliciter les voix de certains cardinaux dans des circonstances plus fastueuses que celles qu’il pourrait se permettre une fois le conclave commencé.
    J’étais bien trop prise par les préparatifs de cette soirée pour songer à la signification du baiser que Rocco et moi avions échangé – en supposant qu’il signifie quoi que ce soit, ce dont je me défendis vigoureusement, à maintes reprises. J’étais convaincue plus que jamais qu’il méritait bien mieux que ce que je serais en mesure de lui donner. À la vérité, me connaissant telle qu’il me connaissait, je m’étonnais même qu’il ne s’en soit pas déjà aperçu.
    Je recommençai donc à courir de plus belle, pour m’assurer que tout ce que le Cardinal emporterait avec lui au conclave était sans danger, faire et refaire encore les vérifications nécessaires dans ses deux maisons, tenter d’anticiper les futures machinations de Morozzi, ainsi que l’arrivée du Grand Inquisiteur à Rome, tout en songeant à Rocco et en me demandant quand César allait arriver, car il allait forcément finir par arriver…
    Je recommençai donc à courir, et j’avais besoin d’aide.
    — Renaldo, je n’arriverai pas à gérer ce dîner toute seule, annonçai-je à l’intendant lorsque j’eus fini par le trouver, précisément dans le lieu qu’il semblait éviter en ce moment, son terrier.
    Le petit homme devint rouge comme une pivoine, baissa vivement la tête puis fit mine d’examiner le plafond, en évitant soigneusement mon regard.
    — Je ne vois pas du tout en quoi cela me concerne.
    — Mais vous êtes le premier concerné, au contraire ! Vous êtes l’intendant. Au bout du compte, tout ce qui se passe dans cette maison vous regarde.
    — C’est un dîner politique, tenta-t-il faiblement.
    Je percevais à son expression qu’il serait ravi d’être impliqué. Mais il s’inquiétait, comme toujours avec Renaldo.
    — Quelqu’un va peut-être tenter de tuer Borgia, annonçai-je. Est-ce que vous imaginez les conséquences,