Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
provoquer leur colère en nous causant des ennuis.
Jofre, manifestement, n’avait aucun moyen de le savoir. Il me regardait comme si j’étais folle. À notre arrivée à l’échoppe de l’apothicaire, en voyant l’habituelle file d’attente, il devint livide. Songeant que l’air relativement frais du dehors le garderait alerte, je l’enjoignis de m’attendre devant et entrai seule pour trouver Sofia.
Elle était dans l’officine, en train de préparer une décoction d’herbes. En me voyant, elle tira un tabouret de sous la table et me fit signe de m’y asseoir, tout en constatant :
— Tu as bien mauvaise mine.
Je lui obéis de bon gré. La confession était peut-être une bonne chose pour l’âme mais elle causait des ravages sur le corps, visiblement. Bien qu’à y réfléchir, les vrais coupables étaient peut-être à chercher du côté d’un excès de nourriture riche et de vin.
— Je ne dors pas très bien, ces temps-ci.
C’était l’explication la plus simple, et la seule que j’étais prête à donner.
Sofia interrompit ce qu’elle était en train de faire pour préparer une tisane de fenouil, de pissenlit et d’armoise. Elle ignora mes protestations et posa une tasse devant moi pour la faire infuser, avant de s’asseoir à son tour et de me regarder de près.
— On nous a accordé un répit. Je pensais que tu en serais heureuse.
Me gardant de lui expliquer combien toute notion de bonheur était bannie de mon cœur troublé, je me bornai à lui dire :
— Nous devons faire en sorte que ce ne soit pas de courte durée. Sais-tu où est David ?
— J’ai ma petite idée. Je peux envoyer Benjamin le trouver pour toi, si tu veux.
— S’il te plaît, oui. Je dois lui parler.
Elle se leva pour s’en occuper, non sans m’admonester de nouveau.
— Tu dois boire ta tisane, ne la laisse pas refroidir.
Je m’exécutai, et lorsque l’envie de vomir initiale fut passée, je me sentis effectivement un peu mieux. David arriva peu après. En me voyant, il secoua la tête.
— C’était si horrible que ça ?
— De quoi parles-tu ? demanda Sofia.
Elle était occupée à écraser des feuilles séchées de bourses-à-pasteur au mortier et au pilon. Je reconnus la plante car c’était l’une de celles que j’avais apportées à sa demande. Employée à bon escient, elle limite les saignements et peut être très utile en cas de plaies.
David s’assit et étira ses longues jambes. Il n’était pas rasé et ses yeux étaient rouges, signe que lui aussi était resté debout toute la nuit. Quant à Benjamin, il s’était accroupi près de la porte. Je le soupçonnais de vouloir se faire aussi discret que possible pour pouvoir rester à nous écouter, mais je n’avais pas la force de le congédier.
— Le dîner du Cardinal, répliqua David. Il n’a pas perdu de temps pour dépenser notre argent. (Il me regarda.) Est-ce vrai ce qu’on raconte, une grande partie du Sacré Collège était là ?
— Oui. Et Morozzi aussi.
Le regard de David devint glacial.
— Pourquoi diable Borgia le tolérerait-il sous son toit ?
— Il voulait savoir ce qu’il valait quand on le mettait sous pression, je crois. Mais ne nous soucions plus de cela. Il y a plus grave. (Je pris le temps de respirer calmement avant de faire mon annonce.) Torquemada est en route pour Rome.
Sofia et David échangèrent un regard.
— Oui, dit-il, nous avons appris cela.
Je n’en fus pas vraiment surprise. Borgia avait son réseau d’espions mais les juifs, eux, avaient des milliers d’exilés qui fuyaient l’Espagne en ce moment même. Il était logique que la nouvelle de la venue du Grand Inquisiteur voyage avec eux.
— Borgia conseille de faire preuve de patience. (Pour être plus précis il l’avait ordonné, mais je ne voyais pas de raison de souligner ce point de détail.) Il vous met en garde contre toute action qui pourrait faire le jeu de Torquemada.
David resta un long moment silencieux. Finalement, il me regarda droit dans les yeux et s’exclama :
— Nous ne sommes pas à La Guardia. Le Cardinal doit le comprendre. En aucun cas nous ne tolérerons que Torquemada réitère ce qu’il a fait là-bas.
Malgré la chaleur de la journée, un frisson me parcourut l’échine. La Guardia était la ville espagnole où le Grand Inquisiteur avait prétendu avoir découvert la crucifixion d’un enfant chrétien par des juifs, qui auraient eu l’intention de se servir de son cœur dans
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